Cette fois Gilles se sentit frémir. La Balbi ! C’était à elle, la maîtresse de Provence, à cette femme perdue de débauche et qui le haïssait parce qu’il l’avait rejetée, que l’on avait confié Judith, sa fragile, sa farouche… Quelles infâmes confidences Mme de Balbi allait-elle faire à cette jeune femme dont elle avait blessé si cruellement le cœur en détruisant son mariage, au soir même de ses noces et à la veille de son départ pour les jeunes États-Unis ? Allons, le piège était bien monté et digne en tout point de son auteur…
Envahi d’un immense dégoût, il tourna la tête pour ne plus voir l’expression de joie cruelle de ce visage encore inconnu une heure plus tôt et qu’en si peu d’instants il avait appris à haïr. Par-dessus les flammes des bougies, son regard rencontra celui de Pongo. Les yeux sombres de l’Indien, presque toujours si curieusement inexpressifs, brûlaient comme des chandelles. Gilles y lut une colère égale à la sienne mais, aussi, un avertissement, une mise en garde et il comprit que son fidèle serviteur craignait qu’il ne se livrât à quelque geste irréparable.
Pour le rassurer, il lui adressa un semblant de sourire puis revenant à l’homme qui, prêt à sortir, l’observait…
— Allez au diable ! gronda-t-il. Mais, en y allant, dites-lui bien ceci : au cas où, par sa faute, un seul cheveu tomberait de la tête de ma femme, ce serait la sienne qui m’en répondrait. Je n’aurai trêve ni repos que je ne l’aie abattu de ma main. J’en fais le serment sur la vie de ma mère, sur l’honneur de mon père…
L’autre eut un ricanement désagréable.
— Que pourrait-il avoir à craindre d’un mort… ou, tout comme, d’un prisonnier que l’on oublierait au fond d’un cul-de-basse-fosse ?
— Chez nous, monsieur, en Bretagne, on croit aux revenants et aux revenants qui tuent… ne fût-ce que par l’obsession et la terreur qu’ils peuvent causer. Dieu qui me connaît ne me refusera pas la joie de hanter mon ennemi. Un jour viendra où Satan lui-même gémira et tremblera sous sa justice ! Pensez-y, monsieur l’astrologue ! Vos pareils finissaient souvent sur le bûcher, jadis. Vous, en servant le maître que vous vous êtes choisi, c’est le feu éternel qui vous attend…
Il eut l’amère satisfaction de voir l’autre pâlir et faire un rapide, presque furtif signe de croix avant de disparaître derrière le vantail de la porte. Même les esprits forts de ce siècle, dit des Lumières, ne parvenaient pas toujours à chasser, des recoins obscurs de leur âme, la crainte des vieilles malédictions, l’angoisse de l’au-delà, du mystérieux passage derrière le miroir sans tain d’où personne, jamais, n’était revenu dire ce qu’il y avait trouvé. Le bruit de ses pas, étouffé par l’épaisseur des murs, s’éteignit très vite… Modène s’enfuyait…
Un moment, Gilles et Pongo demeurèrent seuls face à face sans rien se dire, chacun d’eux sachant bien, sans avoir besoin du secours des paroles, ce que l’autre ressentait. Peu bavards, comme tous ceux qui ont pris racine et longtemps vécu en étroite communion avec la Nature – les grandes forêts américaines pour l’Indien, la lande et la mer bretonnes pour son maître – l’amitié et la confiance qui s’étaient développées entre eux depuis plusieurs années se traduisaient par un étrange pouvoir de chacun à lire dans les pensées de l’autre.
Ce fut seulement au bout d’un instant que Pongo murmura :
— Pas beaucoup trois jours pour…
Mais Gilles lui fit signe de se taire. Guyot le geôlier, en effet, revenait une fois de plus pour desservir la table.
Il fit la grimace en constatant que tous les plats étaient vides et que les prisonniers avaient tout mangé ainsi que l’Indien l’avait prédit et il était tout juste en train de se promettre de prélever, à l’avenir, sa dîme personnelle en apportant les repas quand Pongo, qui ne l’avait même pas regardé, lui déclara d’un ton sévère :
— Si plats pas assez pleins demain, moi te couper oreilles !
Sûr de lui, l’homme voulut faire le malin et haussa les épaules.
— Vous pas couteau ! fit-il, imitant Pongo. Vous rien couper du tout…
L’ancien sorcier sauta sur lui d’un bond de danseur et lui montrant les longues incisives qui le faisaient ressembler si fort à un lapin :
— Moi ai dents ! s’écria-t-il en roulant des yeux si terribles que le porte-clefs poussa un gémissement de terreur. Moi arracher grandes oreilles velues avec dents ! Moi l’avoir fait très souvent dans combats avec tribus ennemies…
Épouvanté, Guyot ramassa son plateau et s’enfuit sans demander son reste, oubliant même dans son affolement de refermer la porte derrière lui. Un vacarme de plats d’étain s’affalant sur les pierres de l’escalier donna la pleine mesure de sa frayeur. Pongo se mit à rire, alla jusqu’à la porte dont il fit jouer le battant, découvrant la torche, fixée dans des griffes de fer qui éclairait le palier désert.
— Intéressant…, dit-il seulement.
Mais Gilles était déjà dehors. Sans plus réfléchir, il s’était rué sur cette porte ouverte, ce symbole d’une liberté dont il avait plus que jamais besoin, comptant peut-être sur une chance exceptionnelle, sœur de celle qui, un jour, au collège Saint-Yves de Vannes avait changé complètement l’orientation de sa vie5. Parce que le concierge avait mal refermé sa porte et parce que lui avait osé franchir cette porte, son destin avait changé de cap. Au lieu de la grisaille du séminaire, il avait connu les immensités et les fulgurants soleils d’Amérique, les hasards et les fièvres de l’aventure et tout ce qui en était résulté pour lui jusqu’à ce couronnement qu’avait été son mariage avec Judith de Saint-Mélaine.
Au passage, il avait pris Pongo par la main.
— Viens… Il faut tenter le tout pour le tout. Il y a peut-être là un signe.
Ensemble, ils se ruèrent dans l’escalier mais, très vite, Pongo s’arrêta, retint son maître : des bruits de pas nombreux, des cliquetis d’armes qui montaient se faisaient entendre.
— Pas possible ce soir ! chuchota-t-il. Porte ouverte, oui, mais encore beaucoup d’autres et des gardes, des grilles, des fossés…
— Les gardes sont vieux pour la plupart puisque ce sont des invalides, les portes peuvent s’ouvrir, les grilles aussi, les fossés se franchissent…
— Tout cela possible avec armes. Nous pas d’armes…
— Nous en prendrons au premier soldat qui se présentera. Viens !
Mais non seulement Pongo refusa de bouger mais il obligea Tournemine à remonter quelques marches.
— Non. Quoi se passer si nous échouer ? Si nous surpris ? Nous tués ?
— Non. Mais peut-être jetés au cachot et séparés… Tu as raison, viens !… On pourra toujours essayer de nouveau dans trois jours… avec une arme cette fois.
— Quelle arme ?
— Cet homme qui est venu ce soir avait une épée au côté…
La troupe qui montait l’escalier devait être importante. Il eût été sans doute impossible d’en franchir la masse. Sans bruit, les deux hommes regagnèrent leur cellule dont ils prirent soin de refermer la porte aussi soigneusement que possible. L’instant d’après d’ailleurs, le bruit d’une course affolée et le claquement précipité des verrous leur apprirent que Guyot, revenu de sa frayeur, s’était posé des questions à ce sujet. L’écho de son soupir de soulagement leur parvint même par le guichet resté lui aussi ouvert. Il était temps : une grosse escouade envahissait l’escalier, escortant un nouveau prisonnier.
— Tu as bien fait de m’arrêter, dit Gilles amèrement. On ne s’évade pas de la Bastille… ou alors il y faut une minutieuse préparation. Et nous n’avons que trois jours. Trois jours ! cria-t-il soudain, envahi par la rage en assenant sur la table un si violent coup de poing que l’un des pieds du meuble se rompit.