Выбрать главу

« Pourtant, dans trois jours, si je n’ai pas remis ce que je considérais comme un dépôt sacré… et que d’ailleurs je ne possède plus puisque j’ai brûlé lettre et sachet et que Judith a emporté le portrait, dans trois jours dis-je, il faut que je ne sois plus ici. »

— Toi dire être impossible s’en aller ?

Tournemine haussa les épaules.

— Il y a toujours un moyen de s’en aller, Pongo. Il reste la mort…

En dépit de son impassibilité naturelle, l’Indien tressaillit :

— La mort ? …

— Mais oui… et ce sera peut-être la meilleure solution. La vie de Mme de Tournemine ne sera plus en danger dès l’instant où j’aurai cessé de vivre et je n’offenserai même plus Dieu puisqu’en mourant je préserverai une autre vie. Dans trois jours, si notre situation n’a pas changé, il faut que cet homme ne trouve plus qu’un cadavre.

— Comment mourir ? Toujours pas d’armes…

— Il y a cent moyens : se pendre avec sa cravate, faire appeler l’un des officiers et le maîtriser pour lui enlever son épée…

— Bonne idée. Mais alors pourquoi ne pas prendre épée pour sortir ?

Après tout pourquoi pas ? Tout valait mieux que se ronger les poings dans l’inaction et mourir misérablement. Tenter une sortie désespérée lui permettrait au moins, à défaut de liberté, de perdre la vie de la seule manière qui lui convînt : l’épée à la main. Et puis, qui pouvait savoir ? Des entreprises plus folles avaient réussi avec l’aide de Dieu.

— Reste à savoir, murmura-t-il poursuivant à haute voix sa pensée, si Provence, au cas où nous nous échapperions, laisserait vivre Judith. Ce misérable est capable de tout pour se venger et me détruire. Non, Pongo, j’ai bien peur que ma mort ne soit la seule solution possible pour la sauver.

— Alors, conclut l’Indien tranquillement, moi mourir avec toi. Plus rien à faire ici et, dès demain, moi commencer mon chant de mort.

Gilles n’entreprit pas de le dissuader. Il savait que cela ne servirait à rien et qu’une fois une décision prise, Pongo n’en démordait pas. La mort, pour les Indiens, était une compagne quotidienne, si familière qu’elle ne leur inspirait pas la moindre crainte, quelle que puisse être l’horreur du visage quelle offrait. Tous savaient, dès l’enfance, qu’au jour choisi par le Destin, il leur suffirait de la prendre par la main et de se laisser conduire par elle vers le fabuleux pays des grandes chasses éternelles et du printemps sans fin, domaine personnel du Grand Esprit. C’était une vieille amie qu’il convenait d’accueillir avec honneur en lui chantant une fière bienvenue, plus chaleureuse encore si elle se présentait devant un poteau de torture…

Se préparant à suivre son maître, Pongo se devait donc d’exécuter son chant de mort. Mais connaissant ses étranges capacités musicales et la qualité très particulière de sa voix, Gilles se prit à songer qu’il serait peut-être intéressant d’observer l’effet de cette création artistique sur les oreilles et les nerfs des gens de la Bastille. Qui pouvait dire si des occasions inattendues ne se produiraient pas ?

Mais le chevalier ne devait jamais savoir s’il serait lui-même capable de supporter les incantations funèbres de l’Indien dont le lever du soleil devait être le signal car, en plein cœur de la nuit, alors que l’obscurité était profonde et le silence quasi total, le vacarme des verrous et des clefs se fit entendre de nouveau.

Réveillé en sursaut, Gilles se dressa sur son séant, retrouvant d’instinct, comme au temps des attaques nocturnes, le geste de chercher son épée. Mais il ne s’agissait plus de guerre : éclairés par la lanterne que brandissait un porte-clefs bâillant à se décrocher la mâchoire, un piquet de quatre soldats encadrait la silhouette sévère de M. le chevalier de Saint-Sauveur, lieutenant pour le roi de la Bastille.

— Veuillez vous habiller et me suivre, monsieur, dit-il. Et veuillez aussi vous hâter.

En dépit de l’appareil plutôt sinistre de cette mise en scène qui pouvait ne rien présager de bon, le prisonnier sentit une brusque vague d’espoir l’envahir. Allait-on le conduire devant un tribunal, l’interroger enfin, lui faire entendre ce que l’on avait à lui reprocher au juste en haut lieu et quelle peine il pouvait encourir ?

Le bon Louis XVI avait aboli la torture. Il n’avait donc plus rien à craindre de cette affreuse machinerie médiévale et, en admettant qu’on eût décidé de l’exécuter avec ou sans jugement, ce serait toujours autant de fait. Il n’aurait pas à se donner la mort.

Ce fut donc avec une sorte de hâte joyeuse qu’il enfila ses vêtements puis, tapant sur l’épaule de Pongo pour l’inciter à prendre patience, se tourna vers l’officier.

— Me voici, monsieur. Me direz-vous où vous me conduisez ?

— Vous le verrez bien, monsieur. Allons !

Les quatre soldats encadrèrent le prisonnier, s’engagèrent dans le couloir puis entamèrent la longue descente de l’étroit escalier à vis qui menait à la plus grande cour de la Bastille, celle que l’on nommait la seconde cour.

À se retrouver soudain à l’air libre, Tournemine éprouva une de ces petites joies simples comme apprennent à les apprécier les prisonniers et emplit avec délices ses poumons de la brise fraîche de la nuit.

Étant donné l’heure tardive, la grande cour aurait dû être déserte. Mais la première chose que vit Gilles fut une voiture fermée et grillagée entourée d’un peloton de gardes de la Prévôté à cheval. Un officier qu’il ne connaissait pas arpentait les gros pavés de la vieille forteresse devant la portière ouverte de l’attelage. Ce fut à lui que s’adressa le lieutenant du roi :

— Voici le prisonnier que je vous remets, monsieur. Ayez-en grand soin car il nous a été chaudement recommandé comme étant particulièrement dangereux.

— Soyez sans crainte ! Il ne nous échappera pas. Montez, monsieur.

Un instant plus tard, assis à côté de l’officier à l’intérieur de la voiture dont les ouvertures étaient obstruées par des grilles de fer et des mantelets de cuir, Tournemine entendait résonner sous les roues ferrées les planches des deux ponts-levis. Il se tourna vers son compagnon.

— Êtes-vous autorisé à me dire, monsieur, où vous me conduisez ?

Mais il n’y eut pas de réponse. Apparemment, son compagnon n’était même pas autorisé à lui parler et le prisonnier sentit une vague angoisse lui serrer le cœur. Des histoires entendues jadis dans les cantonnements lui revenaient en mémoire, de prisonniers pour lesquels la Bastille était jugée trop douce et que l’on emmenait vers ces donjons de l’oubli et de la désespérance que l’on nommait Pignerol, ou Pierre-Encize. En ce cas, l’émissaire de Provence ne le retrouverait pas et Dieu seul pouvait savoir ce qu’il adviendrait de sa petite épouse… Mais pourquoi se donnerait-on tant de mal pour un homme qui n’avait fait, somme toute, que rendre un léger service à un prélat malheureux ? À moins que ce ne fût Provence lui-même qui eût trouvé ce moyen de le séparer de son fidèle Pongo et de s’assurer une influence plus complète encore sur son sort et sur sa vie ?

Incapable de répondre à ces questions, Tournemine s’installa le plus commodément qu’il put dans son coin, ferma les yeux et s’efforça de se rendormir. Le sommeil lui avait toujours paru la meilleure manière d’abréger un temps trop long et le meilleur refuge contre les idées noires.

La voiture, à présent, roulait à vive allure sur un grand chemin, environnée par le martèlement des sabots des chevaux lancés au galop. Il n’y avait rien à voir du paysage et puis la forte odeur de tabac que dégageait son compagnon servait tout juste à faire regretter au jeune homme sa chère pipe demeurée dans sa prison.