1. Les murs avaient deux mètres d’épaisseur.
2. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
3. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
5. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
CHAPITRE II
LE CŒUR D’UN ROI…
En dépit de ses efforts, Gilles ne réussit pas à retrouver le sommeil. La chaleur était étouffante, dans cette voiture trop bien close et, s’il endurait aisément le froid, le chaud, la faim, la soif et la souffrance, le manque d’air lui avait toujours été intolérable. Heureusement, le voyage ne dura pas trop longtemps : un peu plus d’une heure. L’attelage et son escorte semblaient aller comme le vent.
Quand enfin il s’arrêta, le prisonnier savait, bien avant d’apercevoir par la portière ouverte les dalles noires et blanches de la cour de marbre, que l’on était à Versailles : les horloges familières de l’église Notre-Dame et de la cathédrale Saint-Louis sonnant deux heures à sa droite et à sa gauche l’avaient déjà renseigné. Les bruits nocturnes de cette ville lui étaient aussi connus que ceux du palais où tant de nuits déjà il avait assuré son service. Restait à savoir chez qui on le menait.
Il eut tout juste le temps de se poser la question. Son muet compagnon, après l’avoir fait descendre, ne le dirigeait pas vers le grand vestibule où veillaient les Suisses mais le faisait pénétrer dans la salle des gardes sur laquelle s’ouvrait un petit escalier qu’il connaissait bien et que l’on nommait le Degré du roi. Cet escalier conduisait aux cabinets intérieurs de Sa Majesté puis, plus haut, à ses petits appartements.
À sa grande surprise, on ne rencontra personne, ni dans la salle des gardes ni dans le Degré. Tout cela était désert… ce qui était parfaitement inhabituel. Où donc étaient ceux dont le devoir était de veiller aux portes des appartements royaux ?
Mais, en arrivant sur le palier où s’ouvraient les cabinets d’artillerie, des plans et de géographie, le prisonnier vit qu’un homme seul y faisait les cent pas, que cet homme était un Suisse et que ce Suisse était le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, son meilleur ami…
À l’aspect du prisonnier et de son mentor, un éclair de joie brilla dans ses yeux noisette mais il ne dit rien, n’en ayant sans doute pas le droit. S’approchant de la porte devant laquelle il arpentait le dallage au pas cadencé, il frappa plusieurs coups légers et rapides et, aussitôt, cette porte s’ouvrit sous la main de Thierry, le valet de chambre de confiance du roi.
— Sa Majesté vous prie de retourner à la voiture et d’y attendre ses ordres, monsieur, dit celui-ci à l’officier qui avait accompagné Gilles.
L’officier s’éloigna et le prisonnier pénétra seul dans l’appartement royal mais, au passage, il reçut en plein visage, comme un réconfortant rayon de soleil, le large sourire que Winkleried ne put s’empêcher de lui adresser en manière d’encouragement. Un instant plus tard, la porte du cabinet de géographie se refermait sur lui.
Tout de suite Tournemine s’inclina profondément. Empaqueté dans une robe de chambre de soie puce aux manches retroussées d’où émergeait le volant froncé d’une chemise de nuit ouverte sur sa poitrine, Louis XVI était penché sur une table supportant une petite mappemonde, de grandes feuilles de papier et tout un assortiment de plumes, de crayons, de compas, d’encres, de règles, d’équerres et d’une foule d’autres choses encore. Armé pour le moment d’un crayon et d’une règle, il donnait tous ses soins à la correction d’une carte marine comme si c’eût été la chose la plus naturelle qu’un roi de France quittât son lit en pleine nuit pour se consacrer à la géographie.
La perruque plantée un peu à la diable, les joues déjà mangées de barbe, le roi n’avait pas l’aspect frais et soigné qui lui était habituel. Mais cela tenait moins au négligé de sa tenue qu’au pli amer creusé de chaque côté de sa bouche toujours si volontiers souriante, à la teinte curieuse de sa peau qui, sous le hâle du chasseur, montrait des traces grisâtres, aux poches bistrées qui se gonflaient sous ses yeux. Cette nuit sans sommeil avait dû avoir des précédentes et Louis avait exactement la mine d’un homme que ronge une peine secrète.
Un seul groupe de bougies seulement éclairait la table et les mains du roi, comme si la lumière avait été modérée intentionnellement afin que les impressions du monarque puissent se lire moins aisément sur son visage. Mais les yeux du chevalier, comme ceux d’un chat, pouvaient percer bien des ténèbres…
Le silence s’installa dans la petite pièce qui avait jadis abrité les perruques de Louis XV, un silence troublé seulement par le glissement léger du crayon le long de la règle. Il dura assez pour que Tournemine, figé et mal à l’aise, en vint à se demander si le roi s’était seulement aperçu de sa présence.
Enfin, avec un soupir où perçait un regret, celui peut-être d’abandonner une tâche passionnante pour retrouver un souci un instant bienheureusement oublié, Louis XVI repoussa son ouvrage et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que sa corpulence cachait.
Fermant les yeux, il appuya un instant, d’un geste plein de lassitude, deux doigts au coin interne de ses paupières, massant doucement la racine de son grand nez bourbon qui n’avait plus rien de sa fierté naturelle. Puis avec un nouveau soupir, il rouvrit les yeux, considérant le jeune homme avec une amère tristesse.
— Je vous devrai, monsieur, une pénible déception car vous avez trahi la confiance que j’avais mise en vous. Je ne vous cache pas qu’il a fallu beaucoup de supplications et d’insistance à votre ami, le baron de Winkleried, pour que j’accepte de vous entendre. Qu’avez-vous à dire ?
— Rien, sire ! Puisque le roi m’a déjà condamné, je n’ai rien à dire car le roi ne saurait se tromper.
Le poing royal s’abattit sur la table.
— Qu’est-ce que ce propos de courtisan ? Ce n’est pas pour entendre des fadaises que je vous ai fait chercher à la Bastille mais bien pour apprendre de vous les justifications de votre conduite.
— De ma conduite ? Que le roi me permette de lui dire que je n’ai encore jamais eu conscience de manquer, en quoi que ce soit, à mon devoir et à la fidélité que je lui dois. En outre, sire, Votre Majesté sait bien que je n’ai rien d’un courtisan. Et si j’osais…
— Osez donc, monsieur ! L’audace a toujours, il me semble, fait partie de votre personnage. Et au point où nous en sommes… Veillez seulement à ne pas manquer au respect qui nous est dû.
— Je mourrai avant de manquer de respect à la majesté royale. Eh bien donc, sire, puisque le roi le permet, j’oserai lui demander pourquoi j’ai été jeté à la Bastille sous l’inculpation de « collusion et complicité » avec Son Éminence le cardinal de Rohan ?
— Ah ! vous savez cela ?
— Le lieutenant des gardes de la Prévôté de Votre Majesté, M. Gaudron du Tilloy qui a procédé à mon arrestation, ne me l’a pas laissé ignorer. Ce jour-là, sire, un grand malheur me frappait et j’ai à peine fait attention à ses paroles. Mais depuis, j’ai découvert que j’étais accusé de complicité de vol et que le voleur était un Rohan.
— Tout beau, chevalier ! Je ne vous ai pas fait venir pour discuter avec vous de la responsabilité du cardinal dans cette vilaine affaire : au surplus, vous n’êtes pas accusé de complicité dans le vol, mais bien d’entente criminelle avec un homme sur lequel la justice du roi venait de s’abattre, un homme que vous étiez chargé de garder et que, cependant, vous n’avez pas craint d’aider à faire disparaître des preuves accablantes, des preuves qui eussent été sans doute capitales.