Bien que sa situation n’eût rien d’enviable et qu’il eût pleinement conscience de l’endroit où il se trouvait, Tournemine se mit à rire, ce qui eut naturellement pour effet de porter à son comble la colère de Louis. Et comme le roi rougissait facilement, il devint ponceau.
— Il me semble que vous vous oubliez, monsieur. Vous osez rire en ma présence ?…
— Pourquoi non, sire ? J’ai toujours cru plaire davantage au roi en lui montrant mes réactions naturelles plutôt qu’en composant une attitude contraire à la vérité. J’ai ri, sire, à cause de l’extrême disproportion des termes employés par Votre Majesté avec la minceur du service qu’en effet j’ai accepté de rendre à Son Éminence.
— Ce sont pourtant les termes dont on s’est servi lorsque l’on m’a demandé de signer votre lettre de cachet. Le baron de Breteuil est un homme qui connaît la valeur des mots qu’il emploie.
— Ainsi, c’est le ministre de la Maison du roi qui a pris la peine de demander mon arrestation ? C’est un bien grand honneur pour un homme qui ne pensait pas être connu de lui. Mais peut-être n’a-t-il agi que sur le désir de quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’autre ?
— Quelqu’un d’infiniment plus haut que lui, quelqu’un qui veut bien m’honorer, moi simple gentilhomme breton, d’une toute particulière inimitié. Nul n’ignore en effet, sire, que, si M. de Breteuil porte au Grand Aumônier de France une haine tenace et si comme tel j’ai pu lui déplaire, ledit baron de Breteuil écoute volontiers les… suggestions de Monseigneur le comte de Provence.
Une surprise totale remplaça la colère dans les yeux bleus du roi dont la voix, toujours un peu rauque, s’enroua tout à fait.
— Mon frère a de l’inimitié pour vous ? Mais pourquoi ?
Gilles n’hésita qu’un instant avant de se décider à frapper un grand coup. Après tout, il n’avait rien à perdre. Plantant hardiment son regard, aussi limpide qu’un lac de montagne, dans celui de son souverain, il articula calmement :
— Parce que je suis dévoué corps et âme à mon roi et que Monsieur n’aime pas, n’aimera jamais, les serviteurs qui entendent consacrer leurs forces et leur vie au service d’un roi qu’il a toujours souhaité remplacer sur le trône.
Un silence absolu, un peu angoissant, tomba brusquement entre les deux interlocuteurs. Louis avait reculé son fauteuil de façon à ce que son visage quittât la zone lumineuse créée par les trois flammes du chandelier. Seules ses mains étaient visibles. Posées sur les bras du siège, Gilles pouvait les voir blanchir aux jointures, trahissant l’émotion qui s’était emparée du roi et qui, lentement, crispait les doigts. Mais quelle émotion était-ce là ? Conscient d’avoir lancé une très grave accusation, proche voisine de la lèse-majesté et qui pouvait l’envoyer pourrir pour le reste de son existence au fond d’un cul-de-basse-fosse, Gilles retint sa respiration, guettant ce qui allait venir… très probablement une explosion de colère, suivie d’un appel, d’un ordre de le ramener immédiatement à la Bastille. Mais il savait aussi qu’il n’avait rien à perdre, qu’il avait eu raison de jouer, sans crainte, le tout pour le tout.
Pourtant aucun éclat de colère ne vint. Seulement quelques mots murmurés d’une voix lasse qui semblait venir des profondeurs même de la nuit.
— Croyez-vous que je l’ignore ? Par trois fois déjà, avant que la reine n’eût mis au monde les princes qui font mon bonheur et l’espoir de la France, Monsieur a tenté de me tuer : la première fois ici même, dans un corridor dont les lumières se sont éteintes, peu de temps après mon avènement. J’ai reconnu mon frère au parfum d’iris qu’il affectionnait alors et dont il s’est d’ailleurs dégoûté aussitôt. La seconde fois, à la chasse : un subit emballement de mon cheval m’a sauvé d’un coup de fusil qui eût passé pour un accident : je l’ai su par un paysan qui avait assisté à la scène et que j’ai grassement payé pour qu’il se taise. La troisième en me faisant monter, au cours d’une promenade en forêt, dans deux voitures successives… dont les fonds se sont rompus l’un et l’autre avec une rare constance. Vous voyez, monsieur, que vous ne m’apprenez rien concernant les sentiments réels de mon frère. Il est persuadé que la couronne lui reviendra un jour parce que son astrologue favori, le comte de Modène, la lui a promise au cours d’une séance de magie…
Le nom de Modène, rappelant désagréablement à Tournemine ses propres tourments, le fit sortir de l’espèce de stupeur dans laquelle l’avaient plongé les terribles paroles du roi.
— Le roi sait tout cela, souffla-t-il abasourdi, et cependant Monsieur jouit d’une entière liberté, Monsieur n’est pas mis hors d’état de nuire ?
— Je n’ai pas le goût de la vengeance, Monsieur. Dieu ne la permet pas, et elle est indigne d’un roi. Je ne suis pas le premier de ma race qui ait eu à souffrir des complots de son frère. Louis XIII mon aïeul en a subi bien davantage de la part de Gaston d’Orléans et pourtant Gaston d’Orléans n’a jamais été puni. Et puis… il vaut mieux lorsque l’on se connaît un ennemi le garder sous son regard. Exilé sur l’une de ses terres ou mieux enfermé au fond d’un château, Monsieur se créerait des partisans, s’attirerait des dévouements, se tisserait une légende et c’est encore moi qui aurais à en souffrir ! Enfin, la naissance de trois enfants a porté un coup sensible à ses ambitions et aux prédictions de ce Modène. Mon frère n’est pas dépourvu de sagesse et, à présent, il se contente de se ranger dans l’opposition…
— L’opposition ? s’écria Gilles incapable de se contenir. Quel mot pour le lent travail de taupe que poursuit Monsieur à travers tant de voies obscures et souterraines ! Sire, sire ! Votre Majesté se leurre ! Monsieur n’a pas renoncé, il a seulement changé de tactique et d’objectif.
— Qu’en savez-vous ?
— Le peu que j’en sais est encore trop, sire, pour le repos de l’État et de son souverain. Le roi sait-il que derrière cette misérable femme, cette La Motte que l’on vient d’arrêter, il y a Monsieur ?
— Quoi ?
— Mais oui. Oh ! Monsieur bien caché, Monsieur à longue distance, Monsieur qui, à cette heure, a sans doute tranché irréversiblement les liens invisibles qui le retenaient à cette femme, mais Monsieur tout de même.
— Allons donc ! Il ne la connaît même pas !
— Il la connaît. Sur mon honneur, sire, je les ai vus, je les ai entendus ensemble dans les bosquets de Trianon, le soir où la reine recevait Sa Majesté Gustave III.
— Monsieur n’était pas invité… bien que le Suédois soit de ses amis, ou plutôt à cause de cela.
— Il y était tout de même. Je n’ai pas très bien entendu ce qu’ils se disaient, mentit Gilles qui n’avait aucune envie de parler au roi de la lettre de Fersen volée à la reine par la dangereuse comtesse, mais le peu que j’ai compris était suffisant. Tarée, avide, perverse, Mme de La Motte ne pouvait qu’intéresser Monsieur. D’autant qu’ayant cessé de s’en prendre à la vie du roi, il s’intéresse à présent de fort près à la réputation de la reine.
— Ce n’est tout de même pas pour lui que La Motte a volé le collier ?
— Non. La comtesse seule est l’auteur du vol mais il n’empêche que son action fait du cardinal de Rohan une victime de Monsieur. Lui non plus, sire, n’a pas volé le collier. Il a été dupé, trompé, mystifié et il paie à présent fort cher sa crédulité et sa confiance dans une aventurière qui ne les méritait pas.