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« En fait, ils prient pour eux-mêmes beaucoup plus que pour lui… », songeait Gilles devenu pour quelques heures et de par sa propre volonté garde du corps d’un homme qui n’avait jamais porté la couronne mais dont le cœur était celui d’un roi. Et, sous son apparence impassible, le chevalier abritait une véritable tempête de sentiments contradictoires dont le bouillonnement le surprenait. Le départ pour un autre monde de Joël, ce vieillard qu’il avait cependant si peu connu, lui laissait l’impression étrange de perdre son père pour la seconde fois et, cependant, lui faisait retrouver un espoir assez semblable à celui qu’il avait éprouvé au lit de mort de celui auquel il devait la vie.

Il le revoyait, dans l’aube victorieuse de Yorktown, alors que la voix des canons avait définitivement cessé de se faire entendre, reposant sur une couverture militaire une main qui, déjà, se refroidissait et où demeurait visible la trace de l’anneau toujours porté et que cette main avait laissé entre les siennes, symbole de sa bâtardise abolie, tout comme tout à l’heure Joël Gauthier lui avait remis ce qui était peut-être le symbole de la résurrection de La Hunaudaye. Pierre de Tournemine mourant lui avait donné un nom, un rang, un honneur à défendre, une vraie vie d’homme enfin. Joël Gauthier venait peut-être de lui donner la fortune sans laquelle grand nom et titre n’apportaient que peu de puissance.

Contre sa poitrine il sentait, comme une présence, le poids cependant léger du petit paquet remis par l’agonisant. Qu’y avait-il dedans ? Un écrit sans doute mais aussi un petit objet dont il n’était pas possible de déterminer la forme, une clef peut-être… la clef de ce trésor qu’on lui remettait si noblement.

Sachant qu’il allait laisser les siens dans une situation pénible, Joël aurait pu, sans que quiconque ait le droit de lui faire le moindre reproche, livrer le secret à Pierre, le mettre ainsi à l’abri de la misère à laquelle le condamnait presque sûrement son infirmité et préserver du même coup les deux femmes qui allaient se trouver si dépourvues. Mais il n’aurait pas été alors Joël Gauthier, l’homme de la fidélité et de la grandeur à tout prix. Et que se serait-il passé s’il n’avait pas eu le temps de remettre à son destinataire ce dépôt qu’il devait considérer comme sacré ? Aurait-il eu vraiment l’affreux courage d’emporter avec lui son secret dans sa tombe, rejetant le trésor aux ténèbres pour des siècles peut-être ? Plus certainement, il l’aurait confié à Pierre mais avec l’ordre de le chercher, lui, Tournemine, et de le lui remettre. C’eût été alors condamner ce malheureux garçon à une affreuse tentation mais une voix secrète murmurait qu’à cette tentation Pierre n’aurait pas succombé.

« C’est à moi, à présent, qu’il incombe d’assurer leur existence et, si le trésor se retrouve, cela me sera facile. Je rachèterai le château et je ferai de Pierre mon intendant. S’il ne se retrouve pas, ce qui est toujours possible, je me chargerai d’eux tout de même. Anna est l’une de ces femmes fortes qui savent mener une maison, même importante, sans faiblir. Quant à Madalen… »

Immobiles jusqu’alors, les regards de Gilles glissèrent lentement sous la paupière et vinrent se poser sur la jeune fille. Un chapelet au bout des doigts, elle se tenait assise à quelques pas de lui avec les autres femmes et tenait sa partie dans le chœur des répons aux prières. Un châle noir recouvrait sa tête dissimulant l’or de ses cheveux mais exaltant la blondeur de son visage sur laquelle les larmes continuaient à couler. Qu’elle était donc émouvante dans sa douleur ! Mais quelles pouvaient être les pensées qui se cachaient sous ce beau front lisse et pur ? Songeait-elle vraiment, comme le voulait sa mère – oh ! le nombre de mères bretonnes qui ne songeaient qu’à offrir leur enfant à Dieu ! – à ensevelir sa beauté sous les voiles d’une nonne ? Ou bien, pensait-elle, au contraire, qu’avec son grand-père venait de tomber la dernière barrière la défendant encore du cloître ? Depuis qu’il était entré dans cette maison, Gilles n’avait qu’à peine entendu sa voix, une voix douce et musicale de fillette timide, mais, parfois, il avait surpris son regard posé sur lui, plein d’inquiétude mais dont il n’avait pu savoir s’il était terrifié ou admiratif.

Quant à lui-même, il s’interdisait d’analyser les sentiments qui s’agitaient en lui quand il regardait Madalen car il avait bien trop peur d’y découvrir l’appel d’un désir qui eut été une offense à l’âme de son vieil ami. Le seul qu’il autorisait se révélait être un besoin profond, presque instinctif, de la protéger, de la défendre, fût-ce au risque de sa vie, contre tout ce qui pourrait atteindre son cœur ou sa personne… et aussi l’espoir qu’elle le lui permettrait.

Tard dans la nuit – les gens de la veillée s’étaient retirés à minuit après un petit repas et, seuls, Pierre et les deux garçons de ferme veillaient auprès du corps – Gilles et Pongo se retrouvèrent dans la grande salle basse du logis seigneurial où, une fois déjà, ils avaient passé la nuit en compagnie de Jean de Batz. Ils retrouvèrent la jonchée de paille et les peaux de mouton blanc qui leur servaient de lit et aussi la brassée de genêts dorés – moins dorés que les cheveux de Madalen – dans le grand vase de pierre : même au fond du chagrin et des angoisses du lendemain, Anna accomplissait les gestes qu’auraient ordonnés non seulement l’ancêtre mais son propre sens de l’hospitalité.

La fatigue, qui l’avait miraculeusement déserté durant toute cette longue soirée, lui retomba sur les épaules comme une chape de plomb. Pongo, de son côté, dormait déjà, roulé en boule sur les peaux de mouton, tel qu’il s’y était laissé tomber sans prononcer un seul mot, à son entrée dans la salle. Pourtant le sommeil attendrait encore un peu car, si accablante que fût sa lassitude, elle était cependant moins forte que sa curiosité.

Tirant le paquet de son habit, il le regarda mieux, vit qu’il se composait d’un morceau de parchemin solide et si soigneusement fermé qu’il dut employer la pointe de son épée pour faire sauter le cachet cruciforme.

Quand l’enveloppe fut ouverte, un petit objet s’échappa d’un rouleau de papiers et tomba sur les dalles où il rebondit avec un bruit clair. Se penchant, Gilles le ramassa et constata qu’il s’agissait d’une petite feuille de laurier finement ciselée dans un bronze, sans doute très ancien car il était fortement oxydé, et pendue à un cordon. Un instant, il tint l’objet dans sa main, l’examina soigneusement, le tournant et le retournant. Puis, comme une plus longue contemplation ne lui avait rien appris de plus, il reprit le petit rouleau qui se composait de papiers d’âges différents : une feuille récente portant quelques lignes visiblement tracées par le vieux Joël et une sorte d’étroit cahier beaucoup plus ancien, jauni, taché, sali et couvert d’une curieuse écriture brunâtre que Gilles identifia comme étant du sang séché.

Il commença par celui qu’avait écrit le vieux Joël alors qu’il était sans doute bien malade déjà car l’écriture en était pénible et difficilement déchiffrable.

« Moi Joël, fils de Gwenaël, j’ai trouvé ces objets à l’intérieur du vieux tumulus qui se trouve près de la rive de l’Arguenon et dont j’ai retrouvé l’entrée en déblayant les restes d’un ancien souterrain éboulé. Ce souterrain joignait le donjon du château à la rivière. Ceci reposait auprès d’un squelette enchaîné qui portait encore les restes d’une robe de moine et, par le peu de latin que j’ai appris à l’église j’ai compris qu’il s’agissait du trésor de Raoul de Tournemine. J’ai donné une sépulture chrétienne à cette pauvre dépouille et j’ai fait dire des messes pour que son âme irritée ne revienne pas tourmenter ceux qui vont entrer en possession de ce bien. Que Dieu leur vienne en aide et me prenne en pitié à l’heure prochaine où je paraîtrai devant Lui !  »