— Oh ! bien sûr. Les après-midi, jusqu’à 6 heures, si cela vous convient.
— Voilà qui me semble parfait.
Miss Crackenthorpe marqua une nouvelle hésitation :
— Mon père, comme je vous le disais, est assez âgé et de caractère un peu… difficile. Il regarde de très près aux dépenses, et il lui arrive parfois de dire des choses… désagréables. Je ne voudrais pas que…
Lucy ne la laissa pas poursuivre :
— J’ai l’habitude des personnes âgées. J’en ai connu de toutes sortes, et je parviens toujours à m’entendre avec elles.
Emma Crackenthorpe parut soulagée.
« Des problèmes avec le père ! diagnostiqua Lucy. Le vieux barbon doit lui en faire voir de toutes les couleurs. »
Elle se vit octroyer une grande chambre, aussi mal éclairée et lugubre que le reste de la maison, et tout aussi glaciale en dépit des efforts déployés par un minuscule radiateur électrique. Puis elle eut droit à une visite des lieux, qui se révélèrent, comme prévu, vastes et dépourvus de tout confort. Comme elles passaient devant une porte, dans le hall d’entrée, une voix puissante s’éleva :
— C’est toi, Emma ? La nouvelle bonniche est arrivée ? Amène-la-moi, je veux voir à quoi elle ressemble !
Emma rougit et regarda Lucy avec l’air de s’excuser.
Elles pénétrèrent toutes deux dans la pièce. Les tentures de velours sombre, le mobilier de style victorien dont les formes massives luisaient çà et là sous la faible lumière dispensée par les fenêtres étroites composaient une ambiance lugubre mais cossue.
Le vieux Mr Crackenthorpe était vautré dans un fauteuil d’infirme, une canne à pommeau d’argent à portée de main.
Pour autant qu’on puisse en juger, l’homme devait être grand, et le squelette restait puissant sous l’affaissement des chairs. Le visage, avec son menton volontaire, faisait penser à un bull-dog. La chevelure était sombre, parsemée de gris. Les yeux, petits, étaient soupçonneux :
— Approchez, jeune personne, que je vous examine !
Lucy vint se camper devant lui, calme et souriante.
— Avant tout, vous devez apprendre une chose : ce n’est pas parce que nous vivons dans une grande maison que nous sommes riches. Nous ne sommes pas riches. Nous vivons simplement — vous m’entendez ? — simplement ! N’allez pas vous faire des idées ! Une morue est toujours aussi bonne qu’un turbot, quel que soit le jour, ayez bien ça en tête ! J’ai horreur du gaspillage. Je vis ici parce que mon père a construit cette maison, et que je l’aime. Après ma mort, ils pourront toujours la vendre si ça leur fait plaisir — et c’est ce qui arrivera, je ne le sais que trop bien. Ils n’ont aucun sens de la famille. C’est de la bonne construction, et les terres qui sont autour nous appartiennent. Ainsi, personne ne nous embête. En les vendant à des promoteurs, on pourrait en tirer gros. Mais ne comptez pas sur moi pour ça. Je ne sortirai d’ici que les pieds devant !
Il avait dit ces derniers mots en fusillant Lucy du regard.
— Votre maison est votre royaume, résuma-t-elle.
— Vous vous moquez de moi ?
— Certainement pas. Je trouve ça formidable, une maison de campagne en pleine agglomération.
— C’est bien ça. D’ici, on ne voit pas une seule habitation — vous avez remarqué ? Des prés, et des vaches dans les prés. En plein milieu de Brackhampton. Quand le vent souffle vers nous, on entend un peu le bruit de la circulation — mais à part ça, on est en pleine campagne.
Puis, sans marquer une pause ni changer de ton, il ajouta à l’intention de sa fille :
— Téléphone à ce crétin de médecin, et dis-lui que les derniers médicaments qu’il m’a prescrits ne me font rien du tout !
Et, comme Lucy et Emma sortaient de la pièce, il leur lança :
— Et que cette bonne femme qui fait semblant d’enlever la poussière ne mette plus les pieds ici. Elle a dérangé tous mes livres !
Lucy demanda :
— Mr Crackenthorpe est souffrant depuis longtemps ?
Elle n’obtint qu’une réponse évasive :
— Oh ! depuis des années… voici la cuisine.
C’était une pièce immense. On y voyait une grande cuisinière éteinte et visiblement à l’abandon, et un réchaud électrique. Lucy s’informa sur les heures des repas et inspecta le contenu du garde-manger. Puis elle dit gaiement à Emma Crackenthorpe :
— Voilà. Je sais tout, maintenant. Laissez-moi faire, et ne vous inquiétez pas.
Ce soir-là, en montant se coucher, Emma Crackenthorpe poussa un soupir de soulagement.
« Les Kennedy avaient raison, songea-t-elle. Elle est merveilleuse. »
Le lendemain, Lucy se leva à 6 heures. Elle fit le ménage, éplucha les légumes, prépara et servit le petit déjeuner. Puis elle fit les lits avec l’aide de Mrs Kidder et, comme 11 heures sonnaient, elles s’assirent dans la cuisine face à une boite de biscuits secs et à une tasse de thé bien noir. Rendue plus aimable par la constatation que Lucy « ne prenait pas de grands airs » et par le thé fort et sucré, Mrs Kidder condescendit à bavarder un peu. C’était une petite femme maigrelette au regard perçant et à la bouche pincée :
— Un vieux radin, voilà ce qu’il est. Et elle, ce qu’il lui faut pas supporter ! Mais elle est pas ce que j’appellerais une chiffe molle, si vous voyez ce que j’veux dire. Elle sait ce qu’elle veut, et elle sait se faire respecter. Quand c’est que les messieurs viennent, elle s’arrange pour qu’ils mangent correctement.
— Les messieurs ?
— Oui. C’était une sacrée famille, faut vous dire. L’aîné, Mr Edmund, il est mort à la guerre. Puis il y a Mr Cedric, qui vit à l’étranger. Il est pas marié. Il peint des tableaux. Mr Harold habite à Londres, dans la City — il a épousé une noble, la fille d’un comte. Et puis, Mr Alfred. Il est plutôt gentil, Mr Alfred, mais c’est comme qui dirait le vilain petit canard de la couvée, il a déjà eu pas mal d’ennuis. Et il y a le mari de miss Edith, Mr Bryan, qu’est bien gentil, lui aussi. Miss Edith — miss Edie qu’on l’appelait —, elle est morte, y a quelques années de ça, mais lui, il fait toujours partie de la famille, comme qui dirait. Et il y a le petit Mr Alexander, le gamin à miss Edith. Il est en pension, et il passe toujours une partie de ses vacances ici. Miss Emma est folle de lui.
Lucy emmagasinait toutes ces informations, et resservit plusieurs fois du thé à Mrs Kidder. Puis Mrs Kidder, à regret, se leva pour partir.
— Pour sûr qu’on a pas chômé, hein c’matin ? dit-elle avec un léger étonnement dans la voix. Vous voulez que j’vous donne un coup d’main pour éplucher ces pommes de terre, mon petit ?
— C’est presque fini.
— Faut reconnaître qu’avec vous, au moins, ça traîne pas ! Bon, eh bien, je vais y aller, moi aussi, vu qu’y a plus rien à faire.
Mrs Kidder partie, Lucy, qui avait du temps devant elle, entreprit un nettoyage en règle de la table de la cuisine — elle était impatiente de le faire, mais s’en était abstenue pour ne pas vexer Mrs Kidder à qui, normalement, incombait cette tâche. Puis elle s’attaqua à l’argenterie et prit plaisir à lui rendre un éclat que, de toute évidence, elle n’avait pas eu depuis longtemps. Elle prépara le déjeuner, nettoya et rangea la vaisselle et, à 2 heures et demie, elle était prête à partir en exploration. Elle avait disposé sur un plateau tout ce qu’il fallait pour servir le thé, avec du pain, du beurre et des sandwiches, et recouvert le tout d’une serviette humide pour en préserver la fraîcheur.
Elle commença, le plus naturellement du monde, par une visite des jardins. Quelques maigres légumes poussaient dans le potager. Les serres étaient en ruine. Les mauvaises herbes envahissaient les allées. Seule, une bordure d’herbacées autour de la maison semblait à peu près entretenue, et Lucy se dit qu’Emma n’y était sans doute pas étrangère. Le jardinier, d’âge canonique, était sourd comme un pot et ne s’appliquait qu’à faire semblant de travailler. Lucy échangea avec lui quelques propos aimables. Il logeait dans un cottage attenant aux écuries.