Une allée, partant de l’arrière des écuries, traversait le parc dans toute sa longueur et passait sous un pont de chemin de fer pour rejoindre une petite route.
Toutes les cinq à six minutes, un train franchissait le pont à grand fracas. Lucy resta un long moment à observer les convois qui ralentissaient pour emprunter la courbe qui encerclait la propriété des Crackenthorpe. Puis elle passa sous le pont pour gagner la petite route, qui semblait très peu fréquentée. Elle était bordée d’un côté par le remblai de la voie de chemin de fer, et de l’autre par le grand mur d’enceinte protégeant un ensemble de bâtiments industriels. Lucy suivit la petite route jusqu’à un croisement d’où partait une rue bordée de maisonnettes. On entendait, assez proche, la rumeur d’une voie de grande circulation. Une femme sortit de l’une des maisons, et Lucy l’aborda :
— Excusez-moi, y a-t-il une cabine de téléphone près d’ici ?
— Le bureau de poste est au coin de la rue.
Lucy la remercia et marcha jusqu’au bureau de poste — qui était couplé avec un magasin d’alimentation. Elle trouva la cabine du téléphone, composa un numéro, dit qu’elle voulait parler à miss Marple. Une voix féminine lui répondit d’un ton rogue :
— Elle se repose. Et je ne vais certainement pas la déranger ! C’est une vieille personne. C’est de la part de qui ?
— Miss Eyelesbarrow. Ce n’est pas la peine de la déranger, en effet. Dites-lui simplement que je suis arrivée, que tout va bien, et que je la rappellerai dès que j’aurai du nouveau.
Elle raccrocha et reprit le chemin de Rutherford Hall.
5
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je m’entraîne dans le parc avec mes clubs de golf ? demanda Lucy.
— Oh ! non, bien sûr. Vous aimez le golf ?
— Je ne suis pas une championne, mais je prends plaisir à y jouer, c’est vrai. Et puisqu’il faut bien faire un peu d’exercice, je préfère cela à la simple marche à pied.
— Marcher ? Où pourriez-vous marcher, en dehors d’ici ? grogna Mr Crackenthorpe. Il y a partout des pavés, et des bicoques sans intérêt. J’en connais qui seraient trop heureux de mettre la main sur mes terres pour en construire encore plus. Mais, moi vivant, ils n’auront rien du tout. Et je ne suis pas prêt à mourir pour leur faire plaisir. C’est moi qui vous le dis ! Pour faire plaisir à qui que ce soit !
— Allons, père, intervint Emma Crackenthorpe d’une voix calme.
— Je sais très bien à quoi ils pensent — et ce qu’ils attendent ! Tous, autant qu’ils sont ! Cedric, et ce petit roublard de Harold, avec ses airs suffisants ! Et Alfred ! Je me demande s’il n’a pas déjà essayé de m’expédier dans l’autre monde, celui-là ! À Noël, par exemple. J’ai bien failli y passer. Ce vieil abruti de Quimper y perdait son latin. Il m’a posé un tas de questions bizarres.
— Une indigestion, père, cela peut arriver à tout le monde.
— C’est ça, c’est ça, dis carrément que j’avais trop mangé ! C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? Et si j’avais trop mangé, c’est pourquoi, à ton avis ? Parce qu’il y avait trop sur la table, beaucoup trop ! Quel gaspillage ! Quelle extravagance ! À propos, jeune femme : vous nous avez donné cinq pommes de terre au déjeuner — et pas des petites. Deux par personne auraient suffi. À l’avenir, mettez-en quatre. On en a gaspillé une, aujourd’hui.
— Non, Mr Crackenthorpe. J’avais prévu de la mettre dans l’omelette, ce soir.
— Fichtre !
Comme elle quittait la pièce en emportant le plateau du café, Lucy l’entendit dire : « Maligne, cette petite, elle a réponse à tout. Elle cuisine bien, aussi. Et c’est un joli brin de fille. »
Lucy Eyelesbarrow prit l’un des clubs de golf qu’elle avait pensé à amener avec elle et s’éloigna dans le parc.
Quand elle fut proche de la clôture, elle leva son club et se mit à frapper sur la balle. Après quelques minutes, une balle, sans doute frappée de biais, alla se nicher quelque part au pied du remblai de la voie de chemin de fer. Lucy partit à sa recherche. Elle jeta un coup d’œil en direction de la maison. Elle en était assez éloignée, et personne ne s’intéressait à son manège. Elle poursuivit ses recherches. De temps en temps, elle levait son club pour frapper depuis le remblai en direction de la prairie. Elle fouilla ainsi au pied du remblai, sur un bon tiers de la longueur totale. Rien. Elle revint vers la maison sans cesser de frapper la balle.
Le lendemain, elle trouva quelque chose. Un buisson épineux avait été en partie arraché à mi-hauteur du remblai. Des branches étaient éparpillées sur le sol. Lucy examina ce qu’il en restait. Un lambeau de fourrure était accroché dans les épines. Il était havane, presque de la même couleur que l’écorce. Lucy, après l’avoir regardé attentivement, sortit de sa poche une paire de ciseaux, en coupa la moitié avec précaution et la glissa dans une enveloppe qu’elle remit aussitôt dans sa poche. Elle redescendit la pente du remblai en examinant chaque pouce de terrain pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’autre. Puis elle s’intéressa à l’herbe haute du pré. Il lui sembla y distinguer des traces de pas déjà presque effacées. Mais elles étaient à peine visibles — beaucoup moins nettes que ses propres traces. Cela remontait déjà à un certain temps, en admettant qu’il y ait là autre chose que le produit de son imagination.
Puis elle concentra ses recherches sur l’étroite bande de terrain qui se trouvait au pied du remblai, entre celui-ci et la route. Et là, ses efforts furent récompensés. Un poudrier en métal émaillé, babiole sans grande valeur, gisait sous les hautes herbes. Elle l’enveloppa dans son mouchoir avant de le fourrer dans sa poche. Puis elle se remit à chercher, mais ne trouva plus rien.
Le lendemain, en début d’après-midi, elle prit sa voiture pour aller voir sa vieille tante.
— Prenez votre temps, lui dit gentiment Emma Crackenthorpe. Nous n’avons pas besoin de vous jusqu’à l’heure du dîner.
— Merci. Mais je serai de retour à 6 heures.
Le 4, Madison Road, était une petite maison banale dans une rue banale, avec des rideaux au crochet impeccablement amidonnés aux fenêtres, un pas de porte d’un blanc immaculé et une poignée en cuivre bien astiquée. Une grande femme toute de noir vêtue, la mine sévère sous son gros chignon de cheveux gris, vint ouvrir à Lucy.
Elle examina la jeune femme d’un œil méfiant et la conduisit jusqu’à miss Marple.
Miss Marple se tenait dans un salon meublé à l’ancienne et donnant sur un petit carré de jardin. Une propreté agressive régnait dans cet univers de carpettes et de napperons où des quantités de bibelots en porcelaine s’accumulaient sous la garde de deux énormes fougères en pots. Miss Marple, enfoncée dans un grand fauteuil devant la cheminée, s’activait sur un ouvrage au crochet.
Lucy entra, referma la porte et prit place dans un fauteuil, face à miss Marple :
— Vous ne vous étiez apparemment pas trompée.
Elle montra ses trouvailles, expliqua où et comment elle les avait faites.
Un peu de rose monta aux joues de miss Marple, un éclair de satisfaction passa dans son regard :