— Peut-être est-ce là une réaction quelque peu immodeste, mais je trouve extrêmement gratifiant d’élaborer une théorie et de se voir apporter la preuve qu’elle était exacte !
Elle tournait et retournait le lambeau de fourrure entre ses doigts :
— Elspeth a bien dit que la femme portait un manteau de fourrure havane. Je suppose que le poudrier se trouvait dans la poche du manteau, et qu’il en sera tombé quand le corps a roulé jusqu’au pied du remblai. Il n’a rien d’original, mais il pourra peut-être nous aider. Vous n’avez pas pris toute la fourrure ?
— Non, j’en ai laissé une moitié sur place.
— Très bien, approuva miss Marple avec un hochement de tête. Vous êtes très intelligente, ma chère. La police ne manquera pas de vérifier cela.
— Vous avez l’intention d’aller voir la police… avec ces objets ?
— En réalité… pas tout de suite, réfléchit miss Marple. Il vaudrait mieux, sans doute, retrouver le cadavre d’abord. Qu’en pensez-vous ?
— Oui, mais y a-t-il vraiment une chance de le retrouver ? En supposant que vos supputations soient exactes, veux-je dire. L’assassin a jeté le cadavre du train, après quoi il est probablement descendu à Brackhampton et, à un moment quelconque — la nuit, sans doute — sera revenu sur les lieux pour le faire disparaître. Mais ensuite ? Il a pu le mettre n’importe où.
— Non, pas n’importe où, rectifia miss Marple. Je crains que vous ne péchiez par manque de logique, ma chère miss Eyelesbarrow.
— Appelez-moi Lucy. Qu’entendez-vous par là ?
— S’il en était ainsi, il pouvait, beaucoup plus facilement, assassiner cette fille dans un endroit désert et y faire disparaître son cadavre. Vous ne saisissez pas…
Lucy l’interrompit :
— Êtes-vous… vous voulez dire qu’il s’agirait d’un meurtre prémédité ?
— Au départ, je ne le pensais pas, convint miss Marple. Comme n’importe qui à ma place. Je voyais une violente dispute, un homme qui se laisse emporter par la colère jusqu’à étrangler une femme et doit ensuite, en l’espace de quelques minutes, se débarrasser de son cadavre. Mais il nous faut alors supposer que l’homme, ayant tué cette femme dans un accès de folie, jette un coup d’œil au-dehors et s’aperçoit que le train, à cet instant précis, traverse à petite vitesse une zone qui constitue un endroit idéal pour y jeter le cadavre et revenir ensuite le faire disparaître. N’est-ce pas un peu trop de coïncidences ? S’il avait jeté le corps à cet endroit simplement par hasard, il s’en serait tenu là, et on l’aurait, tôt ou tard, découvert.
Elle se tut. Lucy la regardait fixement.
— Savez-vous, reprit miss Marple d’un ton pensif, que c’était une façon assez intelligente de préparer un assassinat — et je crois qu’il a été préparé, en effet, avec beaucoup de soin. Le train a quelque chose de complètement anonyme. S’il l’avait tuée chez elle, même si elle n’y était que de passage, quelqu’un aurait pu le voir arriver ou repartir. S’il l’avait emmenée quelque part dans sa voiture, même en rase campagne, quelqu’un aurait pu remarquer la voiture, se souvenir de son numéro. Mais un train abrite un va-et-vient perpétuel de gens qui ne se connaissent pas. Dans une voiture sans couloir, seul avec elle, tout était plus facile — surtout si l’on songe qu’il savait exactement ce qu’il ferait ensuite. Il connaissait — il connaissait forcément — l’existence de Rutherford Hall, sa position géographique, son étrange isolement — un îlot, bordé par des voies de chemin de fer.
— C’est tout à fait cela, dit Lucy. Un véritable anachronisme. La ville et son vacarme l’environnent, mais n’y pénètrent pas. On voit quelques livreurs le matin, et plus personne le reste de la journée.
— Supposons donc que l’assassin soit venu ce soir-là dans la propriété. Il faisait déjà nuit à l’heure où le corps est tombé du train, et personne ne risquait de le découvrir avant le jour suivant.
— En effet.
— Mais comment a-t-il pu venir ? En voiture ? Et par où ?
Lucy réfléchit à haute voix :
— Il y a une petite route, le long d’un mur d’usine. Il a pu arriver par-là, tourner sous le pont du chemin de fer et prendre la route qui suit la voie. De là, il lui était facile de franchir la clôture pour marcher au pied du remblai, trouver le corps, et le ramener à sa voiture.
— Et de là, enchaîna miss Marple, le transporter jusqu’à un endroit qu’il avait déjà choisi. Tout cela était bel et bien organisé d’avance, voyez-vous. Et je pense même, comme je vous le disais, qu’il ne l’aura pas fait sortir de Rutherford Hall, et que s’il l’a fait, il ne sera pas allé bien loin… Le plus simple était de l’enterrer, non ? ajouta-t-elle en interrogeant Lucy du regard.
— Sans doute, dit Lucy tout en réfléchissant. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Miss Marple acquiesça :
— Il n’a pas pu l’enterrer dans le parc. C’était un travail trop pénible, et qui risquait de se remarquer. Ou alors, dans un lieu où la terre était déjà retournée ?
— Le potager, peut-être. Encore qu’il se trouve tout près du cottage où habite le jardinier. C’est un homme très âgé, et complètement sourd, mais il y avait tout de même un risque.
— Y a-t-il un chien ?
— Non.
— Dans une remise, alors ? Dans l’une des dépendances ?
— C’était certainement plus simple et plus rapide… Il y a un tas de vieux bâtiments à l’abandon ; des porcheries en ruine, des selleries, des ateliers où plus personne ne met jamais les pieds. À moins qu’il ne l’ait enfoui quelque part sous des buissons, ou sous un massif de rhododendrons ?
Miss Marple hocha la tête :
— Oui. C’est ce qui me paraît le plus probable.
On frappa à la porte et l’austère Florence pénétra dans la pièce, chargée du plateau de thé.
— C’est bien que vous ayez de la visite, dit-elle à miss Marple. Je vous ai fait vos gâteaux préférés.
— Je ne connais rien de meilleur, avec le thé, que les gâteaux de Florence, avoua miss Marple.
Un sourire aussi radieux qu’inattendu illumina d’un coup les traits sévères de la logeuse.
— Je vous propose, ma chère, dit miss Marple, de ne plus parler de ce meurtre en prenant notre thé. Ces choses-là sont tellement déplaisantes.
Après le thé, Lucy se leva :
— Je dois rentrer. Comme je vous l’ai dit, aucun des habitants actuels de Rutherford ne pourrait être l’homme que nous cherchons. Il n’y a qu’un vieillard impotent, une femme entre deux âges et un vieux jardinier atteint de surdité.
— Je n’ai jamais dit qu’il habitait à Rutherford, se récria miss Marple. Je prétends simplement qu’il s’agit de quelqu’un qui connaît très bien Rutherford Hall. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler quand vous aurez trouvé le cadavre.
— Vous semblez certaine que je vais le trouver, dit Lucy. Or, je suis loin de partager votre optimisme.
— Mais si, ma chère Lucy. Je connais votre efficacité.
— Dans un certain nombre de domaines, certes. Mais je n’ai guère pratiqué la chasse au cadavre jusqu’à présent.
— Il y suffit d’un peu de bon sens, affirma miss Marple d’un ton encourageant.
Lucy se tut une seconde, puis se mit à rire. Miss Marple la regarda partir en souriant.
Le lendemain, dans l’après-midi, Lucy entreprit une recherche systématique. Elle inspecta les remises, scruta chaque mètre carré de terre sous les hautes bruyères qui avaient envahi les parcs à cochons abandonnés. Comme elle furetait dans la chaufferie de la serre, elle entendit derrière elle une petite toux et se retourna d’un bloc pour voir le vieil Hillman, le jardinier, qui la fixait d’un œil désapprobateur :