— Fabuleux, tout simplement, dit Alexander. La viande qu’on nous donne à la pension est épouvantable — de la semelle. J’adore quand c’est rose, avec plein de jus. Et la tarte à la mélasse était plutôt chouette, elle aussi.
— Il faut me dire quels sont vos plats favoris.
— Est-ce qu’on pourrait avoir des pommes meringuées, une fois ? C’est ce que je préfère à tout.
— Bien sûr.
Alexander poussa un soupir de bonheur anticipé.
— Il y a un jeu de golf miniature sous l’escalier, enchaîna-t-il. On pourrait faire une partie. Qu’est-ce que tu en penses, Stodders ?
— Good-oh ! lança Stoddart-West pour toute réponse.
— Il n’est pas vraiment australien, expliqua poliment Alexander. Mais il s’entraîne à parler comme les Australiens pour le cas où ses parents l’emmèneraient voir le Test Match, l’année prochaine.
Avec les encouragements de Lucy, ils allèrent chercher le jeu de golf. Un peu plus tard, quand elle revint vers la maison, elle les trouva en train de l’installer sur la pelouse tout en se disputant sur l’emplacement des chiffres.
— On ne veut pas que ça ressemble à un cadran d’horloge, expliqua Stoddart-West. Ça, c’est bon pour les gamins. On veut un vrai terrain, avec des distances de tir variables. Dommage que ces plaques soient toutes rouillées. C’est à peine si on peut lire les chiffres.
— Elles auraient besoin d’un coup de peinture, diagnostiqua Lucy. Vous pourriez vous en procurer, demain, et les repeindre.
— Bonne idée !
Le visage d’Alexander s’illumina :
— Mais… je crois bien avoir vu des pots de peinture dans la Grange Longue, aux dernières vacances. Des peintres les y avaient laissés. On y va voir ?
— La Grange Longue ? C’est quoi, ça ? questionna Lucy.
Alexander montra du doigt un bâtiment tout en longueur, non loin de la petite route qui passait derrière la maison.
— C’est assez vieux, comme baraque, dit-il. Grand-père l’appelle la Grange Percée à cause des fuites dans la toiture, et il prétend qu’elle date de l’époque élisabéthaine, mais c’est du pipeau. À l’origine, il y avait une ferme à cet endroit-là. Mon arrière-grand-père l’a fait démolir et il a construit cette horreur à la place.
« On y a remisé une bonne partie de la collection de grand-père, ajouta-t-il. Des trucs qu’il faisait venir de l’étranger quand il était jeune. Des trucs vraiment affreux. De temps en temps, on prête la Grange Longue pour des tournois de whist, ou pour des ventes de charité. Venez donc voir.
Lucy se fit un plaisir de les accompagner.
Une lourde porte cloutée, en chêne massif, défendait l’entrée du bâtiment.
Alexander leva la main et prit une clef sous une branche de lierre à droite de la porte. Il l’introduisit dans la serrure, la fit tourner et ils entrèrent.
Au premier regard, Lucy eut l’impression de pénétrer dans une sorte de musée des horreurs. Deux énormes têtes d’empereurs romains, sculptées dans le marbre, la fixaient de leurs yeux protubérants non loin d’un sarcophage monumental de la période décadente de l’empire. Il y avait aussi, debout sur un piédestal, une Vénus tout en minauderies, retenant d’une main craintive les plis de sa tunique tombante et, entre diverses œuvres d’art, deux tables à jeu, une quantité de chaises empilées les unes sur les autres, et quelques ustensiles hors d’usage : une tondeuse à main attaquée par la rouille, deux bassines, des sièges d’automobile mangés aux mites et un banc de jardin en fer récemment peint en vert mais auquel manquait un pied.
Un rideau en lambeaux masquait un angle de la pièce.
— C’est par là que j’ai vu des pots de peinture, il me semble, signala Alexander.
Ils trouvèrent effectivement, derrière le rideau, deux pots et des pinceaux aux poils raidis par la peinture sèche.
— Il va vous falloir de la térébenthine, observa Lucy.
Ils n’en trouvèrent pas. Les garçons proposèrent d’aller en chercher avec leurs bicyclettes, et Lucy les y encouragea vivement. La peinture des chiffres, se dit-elle, les occuperait un bon moment.
Ils sortirent, la laissant seule dans la grange.
— Tout cela aurait besoin d’un bon nettoyage, avait-elle fait remarquer comme ils s’en allaient.
— À votre place, je ne me donnerais pas cette peine, avait répondu Alexander. On nettoie la Grange Longue chaque fois qu’on doit l’utiliser pour une raison quelconque, mais à cette époque de l’année, personne n’y fourre jamais les pieds.
— La clef, je la remets là où vous l’avez trouvée ?
— Oui. Il n’y a rien à chaparder là-dedans. Personne ne voudrait de ces affreux mastodontes en marbre, et de toute façon, ce serait bien trop lourd à transbahuter.
Lucy était du même avis. Les goûts artistiques du vieux Mr Crackenthorpe ne l’enthousiasmaient guère : quelle que fût l’époque à laquelle il s’était intéressé, il semblait avoir eu un talent particulier pour en dénicher les productions les plus exécrables.
Les deux garçons partis, elle examina une nouvelle fois tout ce qui se trouvait autour d’elle. Son regard rencontra le sarcophage, et s’y fixa.
Ce sarcophage…
Une odeur de moisi flottait dans l’atmosphère. La grange n’avait pas dû être aérée depuis longtemps. Elle s’approcha du sarcophage. Le couvercle en était lourd, et parfaitement ajusté. Lucy le contempla un moment d’un œil pensif.
Puis elle sortit de la grange, alla jusqu’à la cuisine où elle trouva un solide pied-de-biche et, munie de celui-ci, retourna vers la grange.
La tâche ne fut pas facile, mais Lucy s’acharna, et le succès vint couronner ses efforts.
Lentement, sous la poussée du pied-de-biche, le couvercle se souleva.
Suffisamment pour permettre à Lucy de voir ce qui se trouvait à l’intérieur…
6
Quelques minutes plus tard, Lucy, passablement pâle, refermait la porte de la grange et replaçait la clef sous le lierre.
Elle se hâta vers les écuries, monta dans sa voiture et s’éloigna par l’arrière de la maison. Après s’être arrêtée devant le bureau de poste, elle entra directement dans la cabine téléphonique, mit une pièce dans l’appareil et composa le numéro :
— Je voudrais parler à miss Marple.
— Miss Marple se repose. C’est miss Eyelesbarrow, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Il n’est pas question que je la dérange, miss. C’est une vieille personne, et elle a besoin de repos.
— Il faut la déranger. C’est urgent.
— Je ne…
— S’il vous plaît. Faites ce que je vous dis.
Quand elle le voulait, la voix de Lucy pouvait être coupante comme l’acier. Florence, de son côté, savait se soumettre à l’autorité quand elle y était confrontée.
Un court instant plus tard, Lucy entendit la voix de miss Marple :
— C’est vous, Lucy ?
Lucy prit une profonde inspiration.
— Vous aviez raison, articula-t-elle. Je l’ai trouvé.
— Un cadavre de femme ?
— Oui. Une femme avec un manteau de fourrure. Au fond d’un sarcophage en pierre, dans une espèce de grange transformée en musée des horreurs, non loin de la maison. Que dois-je faire ? Le mieux serait de prévenir la police, non ?
— Oui. Il faut prévenir la police. Immédiatement.
— Mais que vais-je leur dire, à part cela ? Dois-je leur parler de vous ? La première chose qu’ils vont me demander, c’est pourquoi j’ai pris la peine de soulever ce couvercle qui pèse des tonnes. Voulez-vous que j’invente une raison ? C’est facile.
— Non. Je crois, voyez-vous, dit miss Marple de sa voix douce et posée, qu’il vaut mieux leur dire l’exacte vérité.