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La porte du compartiment s’ouvrit sur ces entrefaites et un contrôleur apparut :

— Billet, s’il vous plaît.

Mrs McGillicuddy s’arracha un râle :

— On vient d’étrangler une femme ! Dans le train qui nous a dépassés. J’ai tout vu.

L’homme lui jeta un regard circonspect :

— Je vous demande pardon, ma petite dame ?

— Un homme a étranglé une femme ! Dans un train ! Je l’ai vu…

Elle pointa son doigt vers la vitre du compartiment :

— … par-là !

Le contrôleur afficha un air pour le moins dubitatif.

— Étranglé ? fit-il avec incrédulité.

— Oui, étranglé ! Je l’ai vu, je vous dis ! Il faut que vous fassiez quelque chose, vite !

Le contrôleur émit une petite toux polie :

— Vous ne pensez pas, madame, que vous avez pu faire un somme et que…

Il s’interrompit avec tact.

— J’ai fait un somme, c’est exact, mais si vous croyez que j’ai rêvé ça, vous vous trompez du tout au tout. Je vous dis que je l’ai vu, de mes yeux vu !

Le regard du contrôleur tomba sur le magazine resté ouvert sur la banquette. On y voyait une fille se faire étrangler par un sombre individu tandis qu’un troisième personnage, campé dans l’embrasure d’une porte, braquait son revolver sur le couple.

— Allons, allons, ma petite dame, fit-il de son ton le plus persuasif, vous ne croyez pas que vous avez lu une histoire palpitante avant de vous endormir et qu’en vous réveillant, vous n’avez plus très bien su…

Mrs McGillicuddy ne le laissa pas poursuivre :

— J’ai tout vu, vous dis-je. J’étais aussi réveillée que vous l’êtes en ce moment. Je regardais par cette vitre-ci et à travers celle du train qui se trouvait à hauteur du nôtre. Un homme étranglait une femme. Alors ce que je veux savoir, c’est ce que vous avez l’intention de faire ?

— Ma foi, ma petite dame…

— Vous allez quand même bien prendre des mesures, j’imagine ?

Le contrôleur poussa un soupir de contrariété et consulta sa montre :

— Nous arrivons à Brackhampton dans sept minutes. Je signalerai ce que vous venez de me dire. Dans quelle direction se dirigeait le train en question ?

— La même que la nôtre, bien sûr ! Vous ne supposez tout de même pas que j’aurais pu voir quelque chose dans un train fonçant en sens inverse ?

Le contrôleur, de toute évidence, estimait Mrs McGillicuddy capable de voir n’importe quoi n’importe où pour peu qu’il lui en prenne la fantaisie. Mais il resta courtois :

— Comptez sur moi, madame. Je vais transmettre votre déclaration. Permettez-moi de vous demander vos nom et adresse, pour le cas où…

Mrs McGillicuddy lui donna l’adresse où l’on pourrait la joindre au cours des prochains jours ainsi que celle de son domicile permanent en Écosse. Il en prit note, puis se retira avec la mine du type conscient d’avoir accompli son devoir tout en gardant son calme face à une follingue doublée d’une enquiquineuse patentée.

Vaguement insatisfaite, Mrs McGillicuddy continua de froncer les sourcils. Ce contrôleur allait-il transmettre sa déclaration ? Ou bien n’avait-il dit cela que pour la calmer et se débarrasser d’elle ? Il se trouvait sans doute parmi la clientèle des compagnies de chemins de fer anglais, songeait-elle, un nombre impressionnant de créatures sur le retour persuadées d’avoir éventé des complots communistes, d’être menacées d’assassinat, d’avoir vu des soucoupes volantes ou des vaisseaux d’extraterrestres, et prêtes à témoigner de meurtres qui n’avaient jamais eu lieu. Si cet individu l’avait prise pour une de ces toquées…

Le train s’était mis à ralentir. Il tangua en franchissant un nombre impressionnant d’aiguillages et se faufila entre les lumières d’une ville importante.

Mrs McGillicuddy ouvrit son sac à main à la recherche d’une feuille de papier et, faute de mieux, opta pour une vieille facture au dos de laquelle elle griffonna hâtivement quelques mots avec son stylo à bille. Puis ayant, par chance, trouvé une enveloppe, elle y glissa ladite facture, la cacheta et y porta mention du destinataire.

Le train vint s’immobiliser le long d’un quai noir de monde. Et la Voix omniprésente annonça :

« Quai n°1, arrivée du 17 h 38 à destination de Milchester, Warverton, Roxeter et Chadmouth. Les voyageurs à destination de Market Basing montent dans le train en partance au quai n°3. »

Mrs McGillicuddy scrutait le quai d’un œil anxieux. Les porteurs étaient rares dans cette foule de voyageurs. Ah ! il y en avait un, là-bas ! Elle le héla avec autorité :

— Porteur !

Elle lui tendit l’enveloppe, accompagnée d’un shilling :

— Veuillez remettre immédiatement ceci au bureau du chef de gare.

Puis elle se rassit en soupirant. Voilà. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait. Saisie d’un bref regret, elle se reprocha le shilling. Six pence auraient amplement suffi…

Ses pensées la ramenèrent à la scène dont elle venait d’être témoin. Atroce, absolument atroce… Elle avait beau ne pas être une petite nature, elle en frissonnait encore. Dire qu’il avait fallu qu’une chose aussi invraisemblable, aussi fantasmagorique lui arrive à elle, Elspeth McGillicuddy ! Si le store de ce compartiment ne s’était pas brusquement levé… Mais cela, bien sûr, c’était le Destin.

Le Destin avait voulu qu’elle, Elspeth McGillicuddy, soit le témoin d’un assassinat. Lèvres pincées, elle adopta une mine de circonstance.

Des clameurs s’élevèrent, des sifflets stridulèrent, des portières claquèrent. Le 17 h 38 quitta la gare de Brackhampton en ahanant. Une heure et cinq minutes plus tard, il s’arrêtait à Milchester.

Mrs McGillicuddy rassembla ses paquets, empoigna sa valise et descendit. Elle inspecta le quai de bout en bout. Et son cerveau réitéra son précédent jugement : pas assez de porteurs. Ceux qu’on entrevoyait étaient déjà occupés à décharger des sacs postaux et à pousser des chariots. Les voyageurs, de nos jours, semblaient censés se débrouiller tout seuls avec leurs bagages. Il était cependant hors de question qu’elle parvienne à se dépêtrer toute seule de sa valise, son parapluie et tous ses paquets. Force lui serait donc d’attendre. Elle finit, au bout d’un moment, par repérer un porteur.

— Taxi ?

— Un véhicule quelconque m’attend, j’espère.

Devant la gare, un chauffeur de taxi qui lorgnait en direction de la sortie vint à sa rencontre. Il s’exprimait d’une voix douce, avec l’accent du cru :

— Vous êtes Mrs McGillicuddy ? Pour St Mary Mead ?

Mrs McGillicuddy admit qu’il s’agissait en effet bien d’elle. Le porteur reçut sa gratification, suffisante sinon somptuaire. Et la voiture s’enfonça dans la nuit avec Mrs McGilliccuddy, sa valise, son parapluie et ses paquets. Il y avait une quinzaine de kilomètres à parcourir. Assise bien droite sur sa banquette, Mrs McGillicuddy ne parvint pas à se détendre. Trop d’émotions se bousculaient en elle qui demandaient à s’exprimer. Le taxi atteignit le village, fila le long des rues familières et arriva enfin à destination. Mrs McGillicuddy en descendit, franchit en toute hâte la petite allée pavée de briques. Une servante d’âge canonique ouvrit la porte et le chauffeur déposa les bagages à l’intérieur. Déjà, Mrs McGillicuddy filait vers la porte du salon sur le seuil duquel l’attendait son hôtesse, une vieille demoiselle à la frêle silhouette :