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Il regarda Lucy non sans solennité et attrapa sa quatrième banc de chocolat.

— Arrêtez, Alexander, intervint Lucy. Vous allez vous rendre malade !

— Ça m’étonnerait. J’en ai avalé six d’affilée, un jour, et ça ne m’a rien fait.

Il se tut quelques secondes, puis :

— Bryan vous aime bien, vous savez.

— C’est gentil de sa part.

— Par bien des côtés, c’est le roi des imbéciles, poursuivit le fils dudit Bryan. Mais ç’a été un sacrément bon pilote de chasse pendant la guerre. Il a un courage pas croyable. Et puis, question train-train quotidien, il est plutôt facile à vivre.

Nouveau silence. Puis, les yeux au plafond :

— Je crois vraiment, vous savez, qu’il aurait intérêt à se remarier… du moment que ce soit avec quelqu’un de bien… Moi, ça ne m’ennuierait pas du tout d’avoir une belle-mère… à condition que ce soit quelqu’un de bien…

Non sans un certain saisissement, Lucy se rendit compte qu’il y avait une ligne directrice bien précise dans les propos du garçon.

— C’est complètement démodé, tout ce baratin sur l’abomination des belles-mères, poursuivit Alexander, toujours à l’intention du plafond. Stodders et moi, on a des tas de copains qui ont des belles-mères, des parents divorcés et tout et pour qui ça se passe très bien. Tout dépend de la belle-mère, évidemment. Et, bien entendu, ça pose quelques petits problèmes le jour de la distribution des prix, quand vous vous ramenez avec trois parents au lieu de deux. Mais pour l’argent de poche, ça serait plutôt plus rentable !

Il se tut une nouvelle fois, perdu dans ses réflexions sur la complexité de la vie moderne, puis :

— D’accord, c’est toujours mieux d’avoir un foyer normal, avec son père et sa mère. Mais quand votre mère est morte… enfin, vous voyez ce que je veux dire ? À condition que ce soit quelqu’un de bien, répéta-t-il pour la troisième fois.

Lucy se sentit émue :

— Je crois que, vous aussi, vous y voyez plus loin que le bout de votre nez, Alexander. Nous tâcherons de trouver une femme bien sous tous rapports pour votre père.

— Oui, acquiesça-t-il sans enthousiasme excessif.

Puis, encore une fois de l’air de ne pas y toucher :

— Je croyais pourtant vous l’avoir dit. Bryan vous aime bien. Même que c’est lui qui me l’a avoué…

« Décidément, songea Lucy, il y a pléthore d’entremetteurs dans les parages. D’abord miss Marple, et maintenant Alexander ! »

Dieu sait pourquoi, des images du vieux parc à cochons lui vinrent à l’esprit.

Elle se releva :

— Il faut vous mettre au lit, maintenant, Alexander. Vous n’aurez que votre pyjama et votre trousse de toilette à prendre, demain matin. Bonne nuit.

— Bonne nuit, répondit Alexander en écho.

Il se glissa sous ses couvertures, posa sa tête sur l’oreiller, ferma les yeux, offrant ainsi l’image parfaite de l’ange assoupi… et s’endormit tout aussitôt.

19

— Ce n’est pas ce que je qualifierais de concluant, maugréa le sergent Wetherall, plus sombre que jamais.

Craddock lisait le rapport de son subordonné sur l’alibi fourni par Harold Crackenthorpe pour l’après-midi du 20 décembre.

Ce dernier avait été aperçu chez Sotheby’s vers 15 h 30, mais quelqu’un croyait l’avoir vu s’éclipser assez vite. Sa photographie n’avait éveillé aucun souvenir au Russel’s, mais le salon de thé étant toujours bondé aux heures de pointe et Mr Crackenthorpe ne comptant pas parmi ses habitués, le fait n’avait rien d’étonnant. Son valet de chambre confirmait qu’il était bien rentré chez lui vers 7 heures moins le quart pour s’y changer avant le dîner. L’homme d’affaires craignait même d’arriver en retard à ce dîner prévu pour 19 h 30 et s’était conséquemment montré d’assez mauvaise humeur. En revanche, le valet n’avait plus aucun souvenir de l’heure à laquelle son patron avait pu rentrer cette nuit-là : ça remontait à pas mal de temps déjà et, de toute façon, sa femme et lui se couchant de bonne heure chaque fois que c’était possible, il était rare qu’ils entendent « Monsieur » regagner ses pénates. Quant au garage, il était loué à l’usage exclusif de Mr Crackenthorpe, et il n’y avait pas de gardien ni qui que ce soit pour remarquer ses entrées et ses sorties.

— C’est vrai qu’il n’y a rien de positif là-dedans, conclut Craddock avec un soupir.

— Il a assisté au dîner du Caterer’s Club, c’est un fait établi, mais il en est parti assez tôt, avant les discours.

— Et les chemins de fer, qu’est-ce que ça a donné ?

Mais rien n’avait pu être relevé, ni à la gare Paddington ni à celle de Brackhampton. Tout cela remontant à un bon mois déjà, il eût d’ailleurs été bien improbable que quelqu’un se remémore l’éventuel passage d’un homme chez qui rien n’attirait particulièrement l’attention.

Craddock soupira de nouveau et passa au rapport concernant Cedric. On n’y trouvait pas grand-chose non plus hormis le témoignage d’un chauffeur de taxi qui avait déposé à la gare de Paddington « un zigoto qui ressemblait à celui-là. Pantalon cradingue et tignasse en bataille. Il a râlé sur le prix de la course en disant que tout avait augmenté depuis la dernière fois qu’il était venu en Angleterre. » Le chauffeur était sûr de la date à cause d’un cheval nommé Crawler sur lequel il avait misé le paquet ce jour-là et qui avait gagné à trois contre un. Il l’avait entendu annoncer sur sa radio de bord sitôt après avoir déposé ce client rouspéteur et était rentré chez lui sur les chapeaux de roues pour arroser ça.

— Remercions le ciel de nous avoir donné les courses de chevaux ! se félicita Craddock en refermant le rapport.

— Il reste Alfred, souligna le sergent Wetherall.

Une nuance, dans son intonation, fit dresser l’oreille à Craddock. Wetherall affichait pour une fois la mine réjouie de quelqu’un qui a gardé le meilleur pour la fin.

Le rapport, pour l’essentiel, n’apportait pas grand-chose d’intéressant.

Alfred Crackenthorpe, qui vivait seul, entrait et sortait à des heures indéterminées. Ses voisins n’étaient pas du genre inquisiteur et, s’agissant pour la plupart d’employés de bureau, s’absentaient la majeure partie de la journée. Mais Wetherall pointa d’un doigt épais le dernier paragraphe :

Chargé d’enquêter sur une affaire de cargaisons volées à bord d’une série de poids-lourds, le sergent Leakies s’était rendu au Load of Bricks, relais routier situé sur l’axe Waddington-Brackhampton, histoire d’y surveiller les faits et gestes de quelques chauffeurs. Il avait noté, à la table voisine de la sienne, la présence de Chick Evans, un des lieutenants de la bande de Dicky Rogers. Alfred Crackenthorpe, qu’il connaissait de vue pour l’avoir repéré lorsque ce dernier était venu témoigner dans l’affaire dudit Dicky Rogers, était attablé avec le truand. Il s’était demandé quel nouveau coup fourré ces deux-là pouvaient bien manigancer ensemble et avait à tout hasard noté le jour et l’heure : vendredi 20 décembre, 21 h 30. Quelques minutes plus tard, Alfred Crackenthorpe avait pris place à bord d’un autocar. Direction : Brackhampton. De son côté, William Baker, receveur à la gare de Brackhampton, avait poinçonné le billet de chemin de fer d’un quidam en qui il avait reconnu l’un des frères de miss Crackenthorpe, et ce juste avant le départ du train de 23 h 55 à destination de Londres-Paddington. Il se souvenait de la date, car ce même jour une vieille toquée avait fait toute une histoire en prétendant avoir assisté à un meurtre dans le train.