— Ce qui m’intéresserait en fait, déclara Craddock, c’est en savoir davantage sur la famille Crackenthorpe. Y a-t-il jamais eu chez eux, de génération en génération, quelque chose qui puisse s’apparenter à un désordre mental ?
Sous les sourcils broussailleux, le regard se fit plus perçant encore :
— Oui, je vois où vous voulez en venir. Josiah, l’ancêtre, avait ma foi toute sa raison. Il était, comme on dit, un peu là. C’était quelqu’un à qui on ne la faisait pas. Sa femme présentait en revanche une forte tendance à la mélancolie — une forme de neurasthénie chronique. Elle était issue d’une très vieille famille où l’on avait trop longtemps abusé de la consanguinité. Elle est morte peu après la naissance de son second fils. Je dirais volontiers, voyez-vous, que Luther a hérité d’elle une certaine… comment dire ?… une certaine instabilité. Aucun trait marquant en revanche chez Luther jeune homme — à ceci près qu’il n’a jamais cessé d’être à couteaux tirés avec son père. Josiah s’est toujours montré déçu par ce rejeton et je crois que Luther lui en a beaucoup voulu, qu’il n’a cessé de remâcher ça et que c’est devenu pour lui une véritable obsession. Le fait de se marier et de devenir à son tour père de famille n’y a rien changé. Vous constaterez d’ailleurs, si vous discutez un peu avec lui, à quel point il déteste ses propres fils. Il a par contre toujours eu de l’affection pour ses filles. Aussi bien pour Emma que pour Edie — ou Edith, si vous préférez –, celle qui est morte.
— Pourquoi déteste-t-il tant ses fils ?
— Vous irez trouver un de ces psychanalystes à la nouvelle mode et il vous expliquera ça dans les grandes largeurs. Moi, je me bornerai à dire que Luther ne s’est jamais senti très bien dans sa peau et qu’il ne digère pas sa situation financière. Il dispose d’un revenu mais ne peut pas toucher au capital. S’il avait la possibilité de déshériter ses fils, il les détesterait beaucoup moins. Le fait d’être bridé dans ce domaine est pour lui le comble de l’humiliation.
— C’est pour ça qu’il se réjouit tant à l’idée de les enterrer tous ?
— Probablement. Comme c’est de là aussi, j’en suis persuadé, que vient son incroyable avarice. Je suis certain qu’il a amassé des sommes considérables en rognant sur ses dépenses et en faisant fructifier ses revenus — surtout, bien sûr, avant que les impôts n’augmentent comme ils l’ont fait récemment.
Une idée subite vint à l’esprit de l’inspecteur Craddock :
— J’imagine qu’il léguera par testament ses économies à quelqu’un. Ça, au moins, il en a la faculté.
— Oh ! oui, mais Dieu seul sait à qui. À Emma, peut-être… encore que j’en doute un peu. Elle aura sa part des biens du vieux Josiah. Peut-être à Alexander, le petit-fils.
— Lui, il l’aime bien, n’est-ce pas ?
— Oui. Il est vrai que c’est le rejeton de sa fille, et pas celui d’un de ses fils. C’est peut-être le détail qui fait toute la différence. Et il a beaucoup d’affection pour Bryan Eastley, le mari d’Edie. Personnellement, je ne connais pas bien Bryan, cela fait des années que je n’ai pas vu les Crackenthorpe. Mais je m’étais dit, à l’époque, qu’il risquait de se retrouver complètement désarçonné une fois la guerre finie. Il possédait ces qualités si précieuses en période de conflit : courage, témérité et propension naturelle à croire aux lendemains qui chantent. Mais je crains qu’il ne manque cruellement de stabilité. Et j’ai bien peur que, faute d’être pris en main, il ne se mue tôt ou tard en épave.
— Pour autant que vous le sachiez, aucun des membres de la nouvelle génération ne travaille du chapeau ?
— Cedric relève de la catégorie des excentriques, et c’est un révolté de naissance. Je ne dirais pas qu’il est normal à cent pour cent — mais, de vous à moi, qui l’est jamais tout à fait ? Chez Harold, on retrouve plus d’orthodoxie, mais c’est un arriviste au cœur sec, et son personnage n’inspire pas la sympathie. Alfred, lui, a toujours flirté avec la délinquance. C’est un escroc à la petite semaine. Je l’ai vu piller le tronc destiné aux œuvres de la paroisse qui se trouvait jadis dans le hall d’entrée. Vous voyez le genre. Ah ! mais c’est vrai qu’il est mort, le malheureux. Je ne devrais peut-être pas salir sa mémoire.
— Et… Emma Crackenthorpe ?
— C’est une gentille fille, une eau dormante, on ne sait pas toujours ce qu’elle pense. Elle sait ce qu’elle veut, elle a sans doute ses idées bien à elle, mais elle n’en fait pas étalage. Elle a une plus forte personnalité qu’on ne pourrait l’imaginer de prime abord.
— Vous avez dû connaître Edmund, celui qui a été tué en France ?
— Oui. C’était, à mon avis, le meilleur du lot. Un gentil garçon, sensible, aimant la vie, toujours de bonne humeur…
— Aviez-vous entendu parler de son mariage — ou de son projet de mariage — avec une Française, juste avant qu’il ne se fasse tuer ?
Le Dr Morris plissa le front :
— Il me semble me souvenir… mais c’était il y a si longtemps !
— Au tout début de la guerre, n’est-ce pas ?
— Oui. Bah ! que voulez-vous… Je vous fiche mon billet que s’il avait épousé une étrangère, il s’en serait mordu les doigts jusqu’à la fin de ses jours.
— Nous avons cependant de bonnes raisons de croire qu’il est bel et bien passé à l’acte, précisa Craddock.
En quelques phrases, il résuma l’affaire à l’intention de son interlocuteur.
— J’ai en effet lu quelque part cette histoire de femme retrouvée dans un sarcophage, acquiesça le médecin. Ainsi, c’est à Rutherford Hall que ça s’est donc passé…
— Et nous avons tout lieu de croire que la femme en question était la veuve d’Edmund Crackenthorpe.
— Par exemple ! Par exemple ! Décidément, la réalité dépasse la fiction ! Mais qui aurait pu vouloir tuer cette malheureuse ? Je veux dire… quel rapport entre cette découverte et un empoisonnement à l’arsenic de toute la famille Crackenthorpe ?
— Il existe un certain nombre de liens entre les deux affaires, dit Craddock. Mais ils sont très ténus. Peut-être quelqu’un est-il décidé à mettre la main sur la totalité de la fortune de Josiah Crackenthorpe.
— Auquel cas, c’est le dernier des imbéciles, trancha le Dr Morris. Il ne se rend pas compte de ce à quoi va ressembler sa feuille d’impôts !
21
— Une vraie cochonnerie, les champignons ! décréta Mrs Kidder.
C’était bien la dixième fois, depuis quelques jours, que Mrs Kidder réitérait cette déclaration de principe. Lucy ne releva pas.
— C’est pas à moi qu’on en ferait manger, poursuivit Mrs Kidder. Pas folle ! Je tiens à ma peau. Et encore, on peut remercier la Providence qu’y ait eu qu’un mort. Tous autant qu’ils sont, ils auraient pu y passer, et vous avec, miss. Bon voyage, la compagnie !
— Ce n’était pas les champignons, dit Lucy. Ils étaient parfaitement comestibles.
— Mon œil, oui ! clama Mrs Kidder. C’est dangereux, ces sales bêtes : suffit d’un mauvais au milieu des bons, et, hop !
« C’est drôle, poursuivit-elle dans le vacarme des plats et des assiettes qu’elle malmenait au fond de l’évier. C’est drôle, mais c’est bien vrai c’qu’on dit qu’un malheur, il arrive comme qui dirait jamais seul. L’aînée à ma sœur, elle a eu la rougeole, et mon Ernie, il est tombé et il s’est cassé le bras, et pis mon époux, lui, il lui a poussé des furoncles partout ! Tout ça la même semaine ! C’est à pas croire, non ? Eh bien, ici, c’est du pareil au même ! D’abord cet assassinat que c’en est une honte, et pis maintenant Mr Alfred qui trépasse pour avoir mangé des champignons. À qui le tour, après ça ? Je voudrais bien le savoir !