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— Non. Rien qui ressemble à ça. Seulement, voyez-vous, j’avais moi-même reçu une lettre de Martine.

— Vous aviez reçu une lettre… de Martine ?

— Oui. Elle m’y disait qu’elle venait en Angleterre et souhaitait me rencontrer. Je l’ai invitée ici, puis j’ai reçu un télégramme m’informant qu’elle devait repartir pour la France. Peut-être n’y est-elle jamais retournée. Nous n’en savons rien. Mais on a, depuis, retrouvé ici l’enveloppe de la lettre que je lui avais adressée. Ce qui semble indiquer qu’elle serait effectivement venue ici. Mais je ne vois franchement pas…

Elle se tut.

Lady Stoddart-West se hâta d’intervenir :

— Vous ne voyez franchement pas en quoi tout cela me concerne ? Je ne saurais vous donner tort. Mais quand j’ai entendu cette histoire — ou plutôt un méli-mélo des lambeaux de cette histoire –, j’ai immédiatement tenu à venir m’assurer que les garçons n’avaient rien inventé, parce que si tout ceci est exact…

— Oui ? murmura Emma.

— … eh bien il me faut en ce cas vous dire quelque chose que je m’étais juré de ne jamais vous révéler. Voyez-vous, je suis Martine Dubois.

Emma dévisagea sa visiteuse comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles :

— Vous ! Vous êtes Martine ?

L’autre hocha vigoureusement la tête :

— Hé, oui ! Cela vous surprend, bien sûr, mais c’est la vérité. J’ai connu votre frère Edmund au tout début de la guerre. L’armée lui avait donné un billet de logement chez l’habitant… qui l’a amené sous le toit de mes parents. Vous connaissez la suite. Nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Nous devions nous marier, puis il y a eu Dunkerque, Edmund porté disparu… Plus tard, il a été déclaré mort. Je ne tiens pas à m’étendre sur cette période. C’est du passé — un passé révolu. Qu’il me soit néanmoins permis de vous dire que j’ai infiniment aimé votre frère…

« Ensuite il y a eu l’Occupation et son cortège d’horreurs. Je suis entrée dans la Résistance. J’ai fait partie de ceux auxquels incombait la tâche de convoyer les Anglais au travers des lignes ennemies pour qu’ils puissent regagner l’Angleterre. C’est comme ça que j’ai rencontré celui qui est aujourd’hui mon mari. C’était alors un officier de l’Aviation britannique, parachuté en France pour une mission spéciale. Après l’Armistice, nous nous sommes mariés. J’ai pensé une ou deux fois vous écrire ou venir vous voir, puis j’y ai renoncé. À quoi bon réveiller des souvenirs enfouis ? J’avais refait ma vie, je ne voulais pas revenir sur ce qui n’est plus.

Elle se tut quelques secondes, puis reprit :

— Mais j’ai éprouvé une véritable joie, croyez-le, en découvrant que le meilleur ami de mon fils James était votre neveu — et celui d’Edmund. Alexander ressemble beaucoup à Edmund — je suis certaine que vous l’avez déjà remarqué.

Elle se pencha pour poser sa main sur le bras d’Emma :

— Vous comprenez maintenant, chère Emma, n’est-ce pas ? pourquoi, en entendant parler de ce meurtre, en apprenant que cette femme assassinée passait pour être Martine, la Martine qu’avait connue Edmund, je me suis sentie obligée de venir vous dire la vérité. Peu importe que ce soit vous ou moi qui le fasse, mais il faut que l’une de nous informe la police. Cette femme n’a jamais été Martine.

— J’ai du mal à concevoir, balbutia Emma, que vous, vous soyez la Martine dont me parlait Edmund dans ses lettres.

Elle secoua la tête en soupirant, puis fronça les sourcils :

— Mais quelque chose m’échappe… Ce serait donc vous qui m’auriez écrit cette lettre ?

Lady Stoddart-West secoua vivement la tête :

— Non, non, bien sûr que non ! Je ne vous ai jamais écrit.

— Mais alors… s’étrangla Emma.

— Alors il s’agissait de quelqu’un qui se faisait passer pour Martine dans le but de vous soutirer éventuellement de l’argent. Cela semble évident. Mais qui cela pourrait-il bien être ?

— Un certain nombre de gens connaissaient les faits, n’est-ce pas ? articula lentement Emma.

Lady Stoddart-West haussa les épaules :

— Sans doute, oui. Mais je n’avais pas d’intimes, à cette époque. Et je n’en ai jamais parlé à quiconque depuis que je vis en Angleterre. D’ailleurs, pourquoi avoir attendu tout ce temps ? C’est très étrange, vraiment très étrange.

— Je ne comprends pas, murmura encore Emma. Nous verrons ce qu’en pensera l’inspecteur Craddock.

Son regard s’adoucit soudain :

— Je suis si contente de vous connaître enfin.

— Moi aussi… Edmund parlait souvent de vous. Il vous aimait beaucoup. La vie que j’ai aujourd’hui me rend heureuse, mais je n’oublie pas.

Emma se laissa retomber sur ses oreillers avec un soupir.

— Quel soulagement ! s’exclama-t-elle. Aussi longtemps que nous avons craint que cette femme assassinée ne soit Martine, ce crime… ce crime nous a semblé impliquer un ou plusieurs membres de la famille. Tandis que maintenant… oh ! c’est un poids énorme que vous venez de m’ôter. Je ne sais pas qui était cette malheureuse, mais il est clair qu’elle n’avait rien à voir avec nous !

23

Comme chaque après-midi à la même heure, la sculpturale secrétaire posa une tasse de thé devant Harold Crackenthorpe.

— Merci, miss Ellis. Aujourd’hui, je vais rentrer chez moi de bonne heure.

— Vous auriez à mon avis mieux fait de ne pas venir du tout, Mr Crackenthorpe, roucoula miss Ellis. Vous avez encore l’air un peu patraque.

— Je me porte comme un charme ! riposta Harold Crackenthorpe.

Mais c’était vrai qu’il se sentait encore patraque. Pas de doute, il l’avait échappé belle. Bah ! après tout, il s’en était tiré.

Ce qu’il y avait d’extravagant, rumina-t-il, c’était qu’Alfred ait passé l’arme à gauche tandis que le vieux avait survécu. Après tout, il avait quel âge ? 73 ans — 74 ? Egrotant depuis des années ! Si quelqu’un aurait dû lâcher la rampe le premier, c’était lui ! Mais non. Il avait fallu que ça tombe sur Alfred — Alfred qui, pour autant qu’il le sache, avait une santé de fer et chez qui rien ne clochait.

Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en soupirant. Cette fille avait raison. Il ne se sentait pas vraiment d’attaque. Mais c’était plus fort que lui, il avait fallu qu’il vienne au bureau. Qu’il sache comment marchaient les affaires. Et qu’il se montre. Tout ça — il regarda autour de lui –, le bureau loué à grands fiais, les meubles de bois clair, les fauteuils modernes dont chacun valait une petite fortune, tout, ici, respirait la réussite — et il fallait qu’il en soit ainsi ! C’était un truc qu’Alfred n’avait jamais compris. Si vous avez l’air prospère, les gens vous croiront prospère. Rien n’avait encore transpiré de sa situation financière. Mais la banqueroute était proche, et désormais inévitable. Ah ! si seulement c’était son père qui y était passé au lieu d’Alfred, comme il serait allé de soi que cela se produise ! Tu parles ! l’arsenic semblait lui profiter, à ce vieux débris ! Oui, si seulement c’était son père qui y était passé… alors, là, il n’aurait plus eu de soucis à se faire.

Quoi qu’il en soit, l’important, c’était de ne pas laisser voir son inquiétude. De sauvegarder l’apparence de la prospérité. Pas comme ce pauvre crétin d’Alfred, qui avait toujours eu l’air miteux et sans le sou. L’air de ce qu’il était, en fait. Un de ces gagne-petit de carambouille qui n’auront jamais le culot de jouer dans la cour des grands. En cheville avec des individus douteux par-ci, jusqu’au cou plongé dans des combines minables par-là, ne dépassant jamais les limites de la légalité mais toujours à deux doigts d’y basculer quand même. Et ça l’avait mené à quoi ? À de brèves périodes d’opulence à l’issue desquelles il redégringolait une fois de plus dans la misère et la médiocrité. Aucune largeur de vues chez Alfred. Somme toute, ça n’était pas une grosse perte. Il n’avait jamais beaucoup aimé Alfred et, ce crétin maintenant hors du coup, la part d’héritage qui allait lui revenir de ce vieux grigou de Josiah allait sensiblement augmenter : le montant global ne serait plus divisé en cinq parts, mais en quatre. Toujours autant de gagné !