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Les traits de Harold s’animèrent quelque peu. Il se leva, prit son chapeau et son pardessus, et quitta son bureau. Mieux valait se reposer encore un jour ou deux. Il ne se sentait pas vraiment d’aplomb. Sa voiture l’attendait au bas de l’immeuble et il ne tarda pas à s’immerger dans le trafic londonien.

Darwin, son valet de chambre, lui ouvrit la porte de son hôtel particulier.

— Madame vient d’arriver, monsieur, annonça-t-il.

Harold le fixa une seconde d’un œil incrédule. Alice ! Seigneur Dieu, c’était aujourd’hui qu’elle rentrait ? Ça lui était complètement sorti de la tête ! Heureusement que Darwin l’avait prévenu. Ça n’aurait pas fait bien dans le tableau qu’il ait l’air surpris en la croisant dans le salon. Même si, au fond, ça n’aurait guère eu d’importance. Ni Alice ni lui ne se faisaient d’illusions sur leurs sentiments respectifs. Peut-être Alice l’aimait-elle encore un peu ? Il n’en savait rien.

Alice, en fait, l’avait déçu. Il n’avait jamais été amoureux d’elle, bien sûr, encore que, sans être une beauté, elle ne soit pas si vilaine que ça à regarder. Et sa famille et ses nombreuses relations lui avaient été indubitablement utiles. Peut-être pas aussi utiles qu’elles auraient pu l’être, car en épousant Alice c’était surtout à l’avenir d’enfants hypothétiques qu’il avait songé. Aux belles relations qui seraient pour leurs fils un atout indispensable. Mais ils n’avaient pas eu de fils — et pas davantage de filles. Les années étaient passées, et ils avaient vieilli comme ça : sans avoir grand-chose à se dire et n’éprouvant aucun plaisir particulier à être ensemble.

Sa femme s’absentait d’ailleurs beaucoup et passait généralement l’hiver sur la Côte d’Azur. Cette vie semblait lui convenir, et il ne s’en inquiétait pas.

Il monta au salon du premier étage, où il la salua non sans cérémonie :

— Vous voici donc de retour, très chère. Désolé de ne pas être allé vous chercher, mais j’étais retenu au bureau. Je me suis libéré dès que j’ai pu. Comment était Saint-Raphaël ?

Elle lui dit comment était Saint-Raphaël. C’était une femme mince, avec des cheveux blond cendré, un nez assez joliment busqué et des yeux noisette à peu près dépourvus d’expression. Elle s’exprimait dans une langue très châtiée, d’un ton égal et monocorde résolument déprimant. Le voyage du retour s’était bien passé, la traversée de la Manche avait été, comme souvent, un peu agitée. Et la douane, à Douvres, tracassière comme à l’accoutumée.

— Vous feriez mieux de voyager par avion, dit Harold ainsi qu’il le faisait immanquablement. C’est tellement plus simple.

— Je veux bien le croire, mais j’ai peu de goût pour les voyages aériens. Je n’ai jamais pu m’y faire. Ça me rend nerveuse.

— Ça fait gagner beaucoup de temps.

Lady Alice Crackenthorpe ne répondit pas. Son problème, dans la vie, était peut-être moins de gagner du temps que d’occuper son temps. Elle s’enquit aimablement de l’état de santé de son époux :

— Le télégramme d’Emma m’a inquiétée. Vous avez tous été malades, si j’ai bien compris ?

— Oui, oui, reconnut Harold.

— J’ai lu l’autre jour dans un journal, dit Alice, qu’une quarantaine de personnes avaient été intoxiquées en même temps dans un hôtel. Cette nouvelle manie de la réfrigération est dangereuse. Les gens gardent trop longtemps la nourriture.

— C’est possible, acquiesça Harold.

Fallait-il, ou ne fallait-il pas, mentionner l’arsenic ? Un coup d’œil à Alice suffit à lui faire comprendre qu’il n’en serait jamais capable. Dans l’univers où évoluait sa femme, l’empoisonnement à l’arsenic n’avait pas sa place. On lisait ça dans les journaux — mais ça n’arrivait pas chez soi. C’était pourtant bel et bien arrivé chez les Crackenthorpe…

Il passa dans sa chambre pour se reposer avant l’heure du dîner, qu’ils prirent en tête à tête en échangeant des propos aimables et décousus, toujours sur les mêmes sujets : la Côte d’Azur, leurs relations à Saint-Raphaël.

— Il y a un petit paquet pour vous sur la table de l’entrée, dit Alice. Un tout petit paquet.

— Ah bon ? Je ne l’avais pas vu.

— C’est une histoire extravagante, mais une de mes amies m’a parlé du cadavre d’une femme assassinée qui avait été retrouvé dans une grange, ou quelque chose d’approchant. Et elle m’a soutenu qu’il s’agissait de Rutherford Hall. Ce doit être un autre Rutherford Hall, j’imagine.

— Non, dit Harold. Pas du tout. Il s’agit bel et bien de notre grange.

— Vraiment, Harold ! Le cadavre d’une femme retrouvé à Rutherford Hall… et vous ne m’en avez jamais rien dit !

— Mon Dieu, je n’ai guère eu le temps de le faire, et puis tout cela a été tellement déplaisant, s’excusa piteusement Harold. Aucun rapport avec nous, cela va de soi. Mais les journaux ont fait un battage énorme. Et il nous a tout de même fallu nous débattre avec la police, les curieux et j’en passe.

— Très déplaisant, en effet, admit bien volontiers Alice. A-t-on trouvé le coupable ? ajouta-t-elle pour la forme.

— Pas encore, murmura Harold.

— De quel genre de femme s’agissait-il ?

— Personne ne le sait. Une Française, apparemment.

— Oh ! une Française, articula lady Alice sur un ton qui — compte tenu de la différence de classe — n’était pas sans rappeler celui de l’inspecteur Bacon. Très désagréable pour vous tous, convint-elle.

De la salle à manger, ils se dirigèrent vers le petit salon où ils se tenaient en général lorsqu’ils étaient seuls. Harold, maintenant, se sentait vraiment exténué.

« Je ne vais pas tarder à aller me coucher », se dit-il.

Il prit au passage, sur la table de l’entrée, le petit paquet dont lui avait parlé sa femme. Un petit paquet méticuleusement emballé et cacheté. Il en déchira l’emballage en allant s’asseoir dans son fauteuil préféré, face à la cheminée.

Le paquet contenait une boîte de comprimés sur laquelle une étiquette indiquait : « Deux cachets tous les soirs au coucher. » Une feuille de papier à l’entête du pharmacien de Brackhampton l’accompagnait, avec la mention : « Expédié selon la prescription du Dr Quimper. »

Harold Crackenthorpe fronça les sourcils. Il ouvrit la boîte pour examiner les comprimés. Oui, ç’avait l’air d’être les mêmes que ceux qu’il avait déjà pris. Mais enfin quoi ? Quimper lui avait bien dit qu’il n’en avait plus besoin, non ? « Inutile désormais de continuer à en prendre. » Voilà ce que Quimper lui avait textuellement expliqué.

— De quoi s’agit-il, très cher ? s’enquit Alice. Vous semblez perplexe.

— Oh ! ce ne sont que… que quelques comprimés. J’en ai pris tous les soirs, après cette intoxication. Mais j’étais persuadé que le médecin m’avait dit de cesser le traitement.

— Il vous a sans doute dit de ne pas oublier le traitement, répondit sa femme, placide.