— C’est bien possible, après tout, marmonna Harold.
Mais il continuait à en douter.
Il leva les yeux vers sa femme. Elle l’observait. Il se demanda, un bref instant, à quoi pouvait bien penser au juste Alice. Il était bien rare qu’il se pose la question. Mais le regard de ces yeux pâles ne lui apprit rien. Ils étaient comme des fenêtres ouvertes sur une maison vide. Comment savoir ce qu’Alice pensait de lui, ce qu’elle ressentait pour lui ? L’avait-elle jamais aimé ? Peut-être, oui. Ou bien l’avait-elle épousé seulement parce qu’il réussissait en affaires et qu’elle était lasse de la pauvreté ? En tout cas, bien lui en avait pris. Elle possédait désormais sa voiture et son hôtel particulier à Londres, elle pouvait voyager autant qu’elle le voulait et s’habiller chez les meilleurs couturiers — même si les plus belles toilettes, portées par Alice, ne ressemblaient aussitôt plus à rien. Oui, vraiment, bien lui en avait pris. Il se demanda si elle pensait la même chose. Elle n’avait pas beaucoup d’affection pour lui, bien sûr, mais il n’en avait pas beaucoup pour elle non plus. Ils n’avaient rien en commun, pas d’enfants, pas de souvenirs à partager. S’il y avait eu des enfants… mais il n’y avait pas eu d’enfants. D’ailleurs, il n’y en avait pas chez les Crackenthorpe, à l’exception du petit Alexander, le fils d’Edie. Cette pauvre Edie. Quelle sottise elle avait faite, avec ce mariage précipité, en pleine guerre ! Il l’avait pourtant prévenue.
« C’est bien joli, lui avait-il dit, ces jeunes pilotes beaux gosses, bourrés de charme, qui ont un courage fou et tout et tout, mais qu’est-ce qu’il lui restera de tout ça une fois la guerre finie ? Il ne sera probablement même pas capable de t’assurer une vie décente. »
Et Edie avait répondu : « Qu’est-ce que ça peut faire ? » Elle aimait Bryan et Bryan l’aimait, et il se ferait sans doute tuer bientôt. Pourquoi n’auraient-ils pas droit à un peu de bonheur ? À quoi bon parler de l’avenir quand ils risquaient à chaque instant de mourir sous un bombardement ? Et d’ailleurs, avait ajouté Edie, il n’y avait pas à s’inquiéter de l’avenir puisqu’ils finiraient bien un jour par hériter le magot du grand-père.
Harold, mal à l’aise, se tortilla dans son fauteuil. Il n’y avait pas à dire, ce testament du grand-père était inique ! C’était ce chiffon de papier qui les obligeait tous à vivre sur la corde raide ! Personne n’y avait trouvé son compte : ni les petits-enfants, qui avaient dû se démener sans le sou, ni leur père, qui avait sombré dans l’aigreur et la pingrerie. Le vieux était farouchement décidé à ne pas mourir. C’est pour ça qu’il prenait tellement soin de lui-même. Mais il faudrait quand même bien qu’il meure. Oui, ça allait de soi, c’était dans l’ordre des choses, il faudrait bien qu’il meure bientôt. Sans quoi…
Tous les soucis de Harold revinrent à la charge et une sorte d’étourdissement le saisit tandis qu’un goût de bile lui remontait dans la gorge. Et puis cette sensation de fatigue, d’immense fatigue…
Alice continuait à l’observer et il s’en aperçut. Le regard vide de ces yeux pâles… Sans qu’il sache bien pourquoi, son malaise en fut décuplé.
— Je crois que je vais aller me coucher, dit-il. C’était ma première sortie, aujourd’hui…
— Oui, acquiesça distraitement Alice. Je crois que c’est une bonne idée. Je suis sûre que le médecin vous a conseillé de vous ménager les premiers temps.
— Les médecins vous conseillent toujours de vous ménager, dit Harold.
— Et n’oubliez pas vos comprimés, cher, dit Alice.
Elle lui tendit la petite boîte.
Il lui souhaita bonne nuit et monta dans sa chambre. Oui, il en avait besoin, de ces comprimés. Cesser le traitement aurait été une erreur. Il en prit deux et les avala avec un verre d’eau.
24
— Personne n’aurait pu cafouiller sur cette affaire moitié autant que je l’ai fait, se morigéna Dermot Craddock, lugubre.
Vautré qu’il était dans un fauteuil, ses grandes jambes allongées devant lui, il offrait une image passablement incongrue dans le petit salon surencombré de la fidèle Florence. Il était recru de fatigue, découragé, anéanti.
Miss Marple, le bout de sa langue rose claquant sur son palais, émit quelques signaux d’affectueuse dénégation :
— Mais non, mais non, vous avez fait du très bon travail, mon garçon. De l’excellent travail.
— Du très bon travail, moi ? J’ai laissé empoisonner toute la famille. Alfred Crackenthorpe a tiré sa révérence, et maintenant c’est au tour de Harold. Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang de bonsoir ? Voilà ce que je paierais cher pour savoir !
— Des comprimés toxiques… murmura miss Marple, songeuse.
— Oui. Et, il n’y a pas, c’est d’une habileté diabolique. Ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux qu’il avait déjà pris. Avec un mot dactylographié signalant : « Expédié selon la prescription du Dr Quimper. » Seulement Quimper n’avait rien prescrit du tout. Avec en outre une étiquette du pharmacien et une feuille de papier à en-tête du susdit. Oui, mais le pharmacien en question n’a jamais eu connaissance de cette prescription ni de cette expédition. Non. Cette boîte de comprimés est partie de Rutherford Hall.
— Vous en avez la certitude ?
— Oui. Nous l’avons fait examiner. Il s’agissait, en réalité, de la boîte contenant les calmants prescrits à Emma.
— Oh ! je vois. À Emma…
— Oui. On y a relevé ses empreintes, et les empreintes des deux infirmières, plus celles du pharmacien qui les avait préparés à son intention. Mais aucune autre, comme de bien entendu. La personne qui a manipulé cette boîte pour l’expédier a pris ses précautions.
— On a donc retiré les comprimés de calmants pour leur en substituer d’autres ?
— Oui. C’est ça le chiendent, avec les comprimés. Ils se ressemblent tous à s’y méprendre !
— C’est bien vrai, ça, approuva miss Marple. Je revois encore la potion noire et la potion marron (ça, c’était celle contre la toux) de mon enfance, et aussi la potion blanche, et la potion rose du Dr Machin-chouette. Les gens ne risquaient pas de les confondre. En fait, voyez-vous, dans mon village de St Mary Mead, on aime toujours ce genre de médecine. C’est un flacon que les patients réclament, et pas des comprimés. Au fait, qu’y avait-il, dans ces comprimés ?
— De l’aconit. C’est le genre de comprimés qu’on garde dans un bocal à poison et dont on fait une dilution à un pour cent réservée à l’usage externe.
— Ainsi, Harold les a avalés, et il est mort, réfléchit à voix haute miss Marple.
Dermot Craddock poussa une sorte de grommellement :
— Ne m’en veuillez pas trop si j’étale ma rogne devant vous. « Raconte tes malheurs à Tatie Jane » — ça résume assez bien ce que je ressens actuellement.
— Il y avait longtemps qu’on ne m’avait rien dit d’aussi gentil, s’émut miss Marple. Et jamais je ne vous avouerai à quel point j’en suis touchée. J’éprouve pour vous, qui êtes le filleul de sir Henry, des sentiments que m’inspire rarement le tout-venant des inspecteurs de police.
Dermot Craddock accueillit ces mots avec un bref sourire :
— Il n’en reste pas moins que je suis responsable d’un monstrueux gâchis. Le chef de la police locale appelle Scotland Yard à la rescousse, mon patron m’expédie sur les lieux et qu’est-ce que j’y fabrique ? Je me conduis comme le dernier des imbéciles !
— Mais non, mais non, minimisa miss Marple.
— Mais si, mais si ! Je ne sais pas qui a empoisonné Alfred, je ne sais pas qui a empoisonné Harold et, pour couronner le tout, je n’ai toujours pas la moindre idée sur l’identité de la femme qui a été assassinée ! Cette histoire de Martine paraissait du tout cuit. Elle collait à tous points de vue. Et puis qu’est-ce qui se passe ? La vraie Martine réapparaît, à la stupeur générale, sous les traits de l’épouse bien sous tous rapports — et aussi vivante que vous et moi — de sir Robert Stoddart-West ! Alors, bon sang de bonsoir, qui était la femme du sarcophage ? Dieu seul le sait ! Je commence par foncer en clamant qu’il s’agit d’Anna Stravinska, sur quoi on découvre qu’elle non plus n’est pas dans la course !