— Seulement l’un d’eux est un assassin, se lamenta Lucy. Et cela peut être l’un aussi bien que l’autre. Je ne vois vraiment rien qui permette de les départager. D’un côté il y a Cedric, complètement indifférent à la mort de Harold comme il l’était à celle d’Alfred. Il passe son temps à se délecter de ce qu’il fera de Rutherford Hall et à répéter qu’il aura besoin de beaucoup d’argent pour mener à bien ses projets grandioses. Bien sûr, je sais qu’il adore jouer les cyniques et en rajouter. Mais ça pourrait être chez lui une façon de tromper son monde. Il se montrerait ostensiblement tel qu’il est pour qu’on le croie différent. On dit toujours que les gens sont plus cupides et intéressés qu’ils ne veulent bien le laisser paraître. Il leur arrive parfois de l’être beaucoup moins. Comme il se peut aussi qu’ils le soient cent fois plus !
— Ma chère, chère Lucy. Votre désarroi me désole plus que je ne saurais dire.
— Et puis il y a Bryan, continua Lucy. C’est extraordinaire, mais Bryan rêve apparemment de vivre à Rutherford Hall. Il s’y voit déjà avec Alexander, et il tire mille et un plans sur la comète.
— Bryan a toujours tiré et tirera toujours mille et un plans sur la comète, vous ne croyez pas ?
— Si. Vous avez raison. Ses projets ont tous l’air mirifique… mais j’ai du mal à croire qu’ils puissent être viables. Ils ne reposent sur aucun fondement sérieux. Ses idées semblent bonnes… mais il fait invariablement table rase des difficultés qu’il pourrait y avoir à les mettre en œuvre.
— Des idées en l’air, en quelque sorte ?
— Oui. Et peut-être plus encore que vous ne le croyez. C’est à se demander si ces anciens as du combat aérien redescendent jamais sur terre…
Elle réfléchit quelques secondes avant d’ajouter :
— Et s’il adore Rutherford Hall, c’est surtout parce que ce palais des courants d’air lui rappelle la vieille baraque victorienne pleine de coins et de recoins dans laquelle il a passé son enfance.
— Je vois, dit miss Marple d’un ton pensif. Je vois…
Puis, après un coup d’œil rapide en direction de Lucy, elle ajouta en martelant ses mots :
— Mais ce n’est pas tout ce qui vous préoccupe, n’est-ce pas, ma chère petite. Il y a autre chose ?
— Oh ! oui, il y a autre chose. Quelque chose à quoi je n’avais pas prêté attention jusqu’à ces tout derniers jours. Ce qui me trouble plus que je ne saurais dire c’est que Bryan aurait fort bien pu se trouver dans ce train.
— Le 16 h 33 au départ de Paddington ?
— Oui. Voyez-vous, Emma a cru devoir fournir un compte rendu de ses faits et gestes pour la journée du 20 décembre et elle l’a délivré avec beaucoup de précision : réunion de son comité le matin, courses en tous genres l’après-midi, thé au Shamrock, ensuite de quoi elle s’est, selon ses propres termes, rendue à la gare afin d’y cueillir Bryan au passage. Le train à la descente duquel elle était censée l’attendre était le 16 h 50 en provenance de Paddington, mais il a, en fait, très bien pu arriver par le 16 h 33 sans qu’elle en sache rien. Il m’a dit, mine de rien, que sa voiture avait reçu un gnon, qu’il l’avait laissée chez le carrossier et qu’il lui avait fallu prendre le train alors qu’il a horreur de ça et qu’il hait les chemins de fer. Il avait l’air on ne peut plus naturel en me disant ça… Peut-être qu’il était sincère et que c’est moi qui vois le mal partout… N’empêche que je préférerais franchement qu’il n’ait pas pris le train ce jour-là.
— Ainsi il était bel et bien dans le train… médita miss Marple, rêveuse.
— Au fond, ça ne prouve rien. Mais ce qui est terrible, ce sont tous ces soupçons. C’est le fait de ne pas savoir. Et de se dire que, peut-être, nous ne saurons jamais !
— Bien sûr que si ! se récria miss Marple. Bien sûr que si, nous finirons par connaître la vérité. Ne croyez pas que le statu quo puisse s’éterniser. Si ma fréquentation des assassins m’a appris une bonne chose, c’est dans tous les cas qu’une fois lancés, ils ne peuvent plus s’arrêter en chemin. Surtout après avoir commis un deuxième meurtre. Cependant ne vous mettez pas trop martel en tête, Lucy. La police fait le maximum, elle a tout le monde à l’œil — et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, Elspeth McGillicuddy ne va maintenant plus tarder à arriver !
26
— Résumons-nous, Elspeth, vous avez bien en tête ce que je veux que vous fassiez ?
— Je ne suis pas idiote, geignit Mrs McGillicuddy. Mais je vous répète, Jane, que tout cela ne m’en paraît pas moins très bizarre.
— Ce n’est pas bizarre pour deux sous, décréta miss Marple.
— Eh bien, moi, je trouve que si. Arriver chez des gens et demander presque aussitôt si je peux… euh… me rendre au… au premier étage. Je ne sais pas, mais…
— Il fait très froid, souligna miss Marple, et après tout, vous pourriez parfaitement avoir mangé quelque chose qui ne passe pas, et… euh… éprouver un besoin urgent de… d’aller au premier. Ce sont des choses qui arrivent. Cela me rappelle cette pauvre Louisa Felby : un jour qu’elle était venue me voir, elle a dû filer cinq fois de suite au premier en moins d’une petite demi-heure. Il s’agissait, en l’occurrence, ajouta miss Marple, d’un cake avarié.
— Si au moins vous me disiez où vous voulez en venir, Jane !
— C’est très précisément ce à quoi je me refuse, Elspeth !
— Ce que vous pouvez parfois être exaspérante, Jane ! Primo, vous me ramenez de l’autre bout du monde plus tôt que prévu…
— J’en suis navrée et vous le savez fort bien, se défendit miss Marple, mais je n’avais pas le choix. D’une seconde à l’autre, voyez-vous, quelqu’un peut se faire assassiner. Bien sûr, tout le monde est sur ses gardes, et la police a multiplié les précautions, mais qui sait si l’assassin ne se montrera pas le plus malin ? C’est pour éviter ce risque qu’il était de votre devoir de revenir. Après tout, nous sommes, vous et moi, d’une génération à laquelle on a inculqué le sens du devoir, non ?
— Oh ! que si, se rengorgea Mrs McGillicuddy. Le laxisme, en ce temps-là, n’était pas à la mode.
— Nous sommes donc bien d’accord, conclut miss Marple. Et voilà notre taxi qui arrive, ajouta-t-elle comme un discret appel de klaxon se faisait entendre au-dehors.
Mrs McGillicuddy endossa son lourd manteau de gros tweed chiné tandis que miss Marple se drapait dans sa collection de châles et d’écharpes. Puis les deux dignes personnes s’engouffrèrent dans le taxi qui s’ébranla en direction de Rutherford Hall.
— Qui est-ce qui peut bien venir nous voir ? demanda tout haut Emma en regardant par la fenêtre le taxi qui remontait l’allée. Ah ! j’ai comme l’impression qu’il s’agit de la vieille tante de Lucy.
— Quelle barbe ! grommela Cedric.
Avachi sur une chaise longue, les pieds posés sur le pare-feu, il feuilletait un numéro de Country Life :
— Dis-lui que tu n’es pas là.
— Quand tu me suggères cette solution, quel processus envisages-tu ? Que j’aille le lui signaler moi-même, ou bien que je charge Lucy de le faire à ma place ?
— Je n’avais pas réfléchi à la question, avoua Cedric. J’avais la tête ailleurs. J’essayais de me rappeler le bon vieux temps où nous avions majordome et valet de pied… si tant est que nous en ayons jamais eu. Il me semble que je revois le valet de pied. Il avait eu une aventure avec la fille de cuisine, ce qui avait fait un foin de tous les diables. Est-ce qu’il n’y aurait pas encore dans un coin une vieille haridelle décrépite en train de passer la serpillière ?