— Et cessons de nous tracasser à propos de cette histoire. Nous avons fait ce que nous pouvions.
Miss Marple hocha la tête :
— Ne restez pas ainsi dans ce froid, Elspeth. C’est vous qui allez prendre mal. Allez plutôt au buffet vous offrir une bonne tasse de thé bien chaud. Vous avez le temps — votre train pour Londres ne part que dans douze minutes.
— Je vais peut-être me laisser tenter. Au revoir, Jane !
— Au revoir, Elspeth ! Et joyeux Noël ! J’espère que vous trouverez Margaret en bonne forme. Profitez bien de votre séjour à Ceylan, et faites mes amitiés à Roderick — s’il se souvient encore de moi, ce qui m’étonnerait.
— Bien sûr qu’il se souvient de vous ! Très bien, même ! Vous lui avez rendu service quand il était étudiant — une histoire d’argent qui avait disparu d’un placard de vestiaire — et il ne l’a jamais oublié.
— Oh, ça ! s’émut miss Marple.
Mrs McGillicuddy tourna les talons, un coup de sifflet monta vers le ciel et le train s’ébranla. Miss Marple regarda s’éloigner la bonne grosse silhouette courtaude de son amie. Elspeth pouvait partir pour Ceylan la conscience en repos — elle avait fait son devoir et plus rien ne la retenait.
Miss Marple ne s’abandonna pas au confort de la banquette dans le train qui prenait de la vitesse. Assise droite comme un i, elle se mit à réfléchir intensément. Pour floue et parfois confuse que fût sa façon de s’exprimer, miss Marple possédait un esprit lucide et pénétrant. Elle avait présentement un problème à résoudre : celui de sa conduite à venir. Et, assez curieusement, il se posait à elle comme il s’était posé à Mrs McGillicuddy, en termes de devoir.
Au dire de Mrs McGillicuddy, elles avaient fait l’une et l’autre tout ce qui leur était possible. C’était vrai de Mrs McGillicuddy, mais pour ce qui la concernait elle-même, miss Marple en doutait.
Il suffisait, parfois, de faire appel aux quelques dons que l’on a la chance de posséder… Mais il y avait peut-être là un peu de vanité… Après tout, qu’était-elle encore capable de faire ? Les mots lancés par son amie lui revinrent en mémoire : « Vous n’êtes plus ce que vous étiez… »
Posément, comme un général projetant une campagne, ou comme un comptable dressant un inventaire, miss Marple passa en revue les éléments qui plaidaient en faveur d’une initiative de sa part, et ceux qui s’y opposaient. Dans la colonne des « pour », on relevait :
1. Ma longue expérience de la vie et de l’âme humaine.
2. Sir Henry Clithering et son filleul (aujourd’hui à Scotland Yard, si je ne m’abuse).
3. Le deuxième fils de mon neveu Raymond, David, qui travaille, j’en suis pratiquement certaine, dans les Chemins de Fer britanniques.
4. Léonard, le fils de Griselda, qui est si calé en cartes géographiques.
Miss Marple récapitula ces différents éléments avec, pour chacun, un hochement de tête approbateur. Tout cela lui était plus que nécessaire pour compenser le poids des arguments « contre », et en particulier sa propre faiblesse physique.
« Ce n’est pas, songea-t-elle, comme si je pouvais encore trottiner ici et là pour investiguer, fouinailler et découvrir des indices… »
Oui, c’était bien là la principale objection : son âge et sa faiblesse. Et si, pour son âge, elle jouissait d’une bonne santé, elle n’en était pas moins vieille. Le Dr Haydock, qui lui avait strictement interdit toute activité de jardinage, ne la verrait certainement pas d’un bon œil se lancer aux trousses d’un assassin. Car c’était bien ce qu’elle se proposait de faire — et c’était là aussi que le bât blessait. Si jusque-là ce meurtre lui avait été, pour ainsi dire, imposé, c’était elle, dans le cas présent, qui irait délibérément à sa rencontre. Or, elle n’était pas certaine d’en avoir envie… Elle était vieille… vieille et fatiguée. Elle éprouvait à cet instant précis, au terme d’une journée éreintante, une immense réticence à se lancer dans une nouvelle entreprise, quelle que fût cette entreprise. Elle n’avait réellement qu’une envie : rentrer chez elle, s’asseoir au coin de sa cheminée avec une bonne collation avant de rejoindre son lit, musarder le jour suivant, donner quelques coups de sécateur dans le jardin — juste un peu de nettoyage, sans se baisser, en évitant les efforts…
« Je suis trop vieille pour de nouvelles aventures », se dit miss Marple en fixant d’un œil absent, par-delà la vitre du compartiment, la courbe du talus…
Une courbe…
Quelque chose, oh ! encore bien peu en vérité, se fit jour dans son esprit… Juste après le passage du contrôleur qui avait composté leurs billets…
Cela amenait une idée. Une simple idée. Une idée complètement différente…
Un peu de rose monta aux joues de miss Marple. Elle ne sentait plus la moindre fatigue.
« Dès demain, j’écrirai à David », se promit-elle.
Et au même instant, la possibilité de faire appel à un autre atout de poids lui vint à l’esprit :
— Mais comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Ma fidèle Florence !
Miss Marple établit méthodiquement son plan d’action en tenant bien compte de cette période de Noël et des retards qu’elle ne manquerait pas d’occasionner.
Elle écrivit à son petit-neveu, David West, en assortissant ses vœux de fin d’année d’une demande urgente d’informations.
Par chance, elle avait été invitée au presbytère l’année précédente pour le repas de Noël et avait pu ainsi parler cartographie avec le jeune Léonard, qui passait ses vacances auprès de ses parents.
Les cartes, toutes les cartes, étaient la passion de Léonard. Les questions de sa grand-tante, qui portaient sur une zone bien particulière dont elle voulait se procurer une représentation à grande échelle, n’éveillèrent pas sa curiosité. Il était intarissable sur les cartes en général, et lui indiqua celle qui conviendrait le mieux à sa demande. Il fit même plus. Il dénicha la carte en question dans sa collection personnelle et accepta de la lui confier, miss Marple ayant promis d’en prendre le plus grand soin et, bien entendu, de la lui renvoyer ensuite.
— Des cartes ? murmura sa mère, Griselda, qu’on s’étonnait de trouver aussi fraîche et aussi épanouie dans cet antique presbytère avec un fils bientôt adulte. Pourquoi des cartes ? Que peut-elle bien vouloir en faire ?
— Je n’en sais rien, répondit le jeune Léonard. Elle ne me l’a pas dit au juste.
— Je me demande… rumina Griselda. Ça me paraît éminemment suspect… À son âge, il serait temps que la pauvre vieille choute chérie renonce à ce genre de fantaisies.
Léonard, qui souhaitait savoir de quel genre de fantaisies il pouvait bien s’agir, dut se contenter d’une réponse évasive :
— Bah ! c’est cette manie qu’elle a de fourrer son nez partout. Mais pourquoi des cartes ? Ça, j’aimerais bien en avoir le cœur net !
Miss Marple ne tarda pas à recevoir également une lettre de son petit-neveu David West. Les termes en étaient affectueux :
Chère tante Jane,
Que nous mijotez-vous encore ? J’ai vos informations. Seuls deux trains correspondent à ce que vous demandiez : le 16 h 33 et le 17 heures. Le 16 h 33 est un tortillard qui s’arrête à Haling Broadway, Barwell Heath et Brackhampton puis dessert toutes les gares jusqu’à Market Basing. Le 17 heures est l’express pour Cardiff, Newport et Swansea. Le premier, bien qu’il s’arrête à Brackhampton cinq minutes avant le 16 h 50, peut être dépassé par lui n’importe où, et le second dépasse le 16 h 50 juste avant d’arriver à Brackhampton.