Elle s’était fixé pour règle, entre autres, de ne jamais accepter d’engagement pour une trop longue période : une quinzaine de jours en général, un mois en cas de circonstances exceptionnelles. Ces deux semaines vous coûtaient les yeux de la tête ! Mais, pendant ces deux semaines exorbitantes, vous touchiez au paradis. Vous pouviez goûter à une véritable détente, partir pour l’étranger, vous prélasser chez vous, faire ce que bon vous semblait avec la certitude que tout se passerait bien à la maison sous la férule compétente de Lucy Eyelesbarrow.
Naturellement, elle était très demandée. Elle aurait pu établir son emploi du temps trois ans à l’avance, et on lui avait plus d’une fois dressé des ponts d’or pour qu’elle accepte un poste définitif. Mais Lucy ne voulait rien de définitif et refusait de s’engager au-delà des six prochains mois. Et elle se réservait toujours des périodes de liberté qui lui permettaient de prendre des vacances, brèves mais luxueuses (c’était les seuls moments où elle dépensait de l’argent, étant le reste du temps grassement payée, somptueusement logée et divinement nourrie) ou d’accepter des propositions de dernière minute, soit parce qu’elles lui semblaient amusantes, soit parce qu’elle « aimait bien ces gens-là ». Comme elle était désormais en mesure de sélectionner ses employeurs, elle allait vers ceux qui avaient l’heur de lui plaire. Il ne suffisait pas d’être riche pour s’offrir les services de Lucy Eyelesbarrow. Elle était libre de choisir, et ne s’en privait pas. Et elle aimait cette manière de vivre qui lui procurait une inépuisable source de divertissement.
Lucy Eyelesbarrow lut et relut la lettre de miss Marple. Elle avait fait la connaissance de miss Marple deux années auparavant, lorsque Raymond West, le romancier, lui avait demandé de veiller sur sa vieille tante qui se remettait lentement d’une pneumonie. Lucy avait accepté ce travail et s’était rendue à St Mary Mead. Miss Marple lui avait beaucoup plu. Quant à miss Marple, après avoir aperçu, de la fenêtre de sa chambre, Lucy Eyelesbarrow en train de semer exactement comme il le fallait une rangée de petits pois, elle s’était laissée choir sur ses oreillers avec un soupir de soulagement, avait retrouvé tout son appétit pour se régaler des succulents petits plats que lui apportait Lucy Eyelesbarrow, et écouté, agréablement surprise, son irascible vieille servante lui raconter comment elle avait appris à miss Eyelesbarrow « un point de crochet qu’elle ne connaissait pas », et comment celle-ci l’en avait « chaudement remerciée ». Le médecin s’était étonné de la voir se rétablir aussi vite.
Miss Marple voulait savoir si miss Eyelesbarrow accepterait de se charger pour elle d’un certain travail — qu’elle qualifiait d’assez inhabituel. Et lui proposait de la rencontrer afin d’en discuter plus avant.
Lucy Eyelesbarrow réfléchit un instant en fronçant les sourcils. En vérité, elle ne serait pas libre avant plusieurs mois. Mais le terme « inhabituel », ajouté au bon souvenir qu’elle gardait de miss Marple, emporta sa décision, et elle appela immédiatement cette dernière pour lui dire qu’elle était présentement occupée et qu’il lui était impossible de se libérer pour venir tout de suite à St Mary Mead, mais qu’elles pouvaient se retrouver à Londres, le lendemain, entre 14 et 16 heures. Elle suggéra de fixer ce rendez-vous à son club, endroit qui ne payait pas de mine mais disposait de quelques petites salles de travail où elles pourraient discuter en toute tranquillité.
Miss Marple accepta, et la rencontre eut lieu le lendemain.
Les deux femmes échangèrent les salutations d’usage, puis Lucy Eyelesbarrow conduisit son hôte vers la plus sombre des salles de travail en précisant :
— J’ai bien peur de ne pas être libre avant un certain temps, mais si vous voulez bien me dire ce que vous attendez de moi ?
— C’est très simple, répondit miss Marple. Inhabituel, mais simple. Je veux que vous retrouviez un cadavre.
Lucy Eyelesbarrow, un court instant, se dit que miss Marple était un peu dérangée. Puis elle repoussa cette idée. Miss Marple avait toute sa tête. Elle savait parfaitement ce qu’elle disait.
— Quel genre de cadavre ? demanda Lucy Eyelesbarrow avec un admirable sang-froid.
— Le cadavre d’une femme, répondit miss Marple. Une femme assassinée — étranglée, pour plus de précision — dans un train.
Lucy Eyelesbarrow leva un sourcil interrogateur :
— Ma foi, voilà qui sort en effet de l’ordinaire. Expliquez-moi de quoi il retourne au juste.
Miss Marple s’exécuta. Lucy Eyelesbarrow l’écouta avec beaucoup d’attention, sans l’interrompre une seule fois. Puis elle résuma :
— Tout repose donc sur ce que votre amie a vu… ou a cru voir ?
— Elspeth McGillicuddy est totalement dépourvue d’imagination, se récria miss Marple. C’est pourquoi j’ai tendance à ajouter foi à ce qu’elle raconte. S’il s’agissait de Dorothy Cartwight, ce serait une tout autre paire de manches. Dorothy débite toujours les histoires les plus abracadabrantes, auxquelles elle finit d’ailleurs le plus souvent par croire elle-même dur comme fer à ceci près qu’au mieux, seul leur point de départ renferme une once de vérité. En revanche, Elspeth est le genre de femme à avoir du mal à admettre qu’une chose aussi extraordinaire ait bien pu lui arriver. Elle est tout sauf influençable — c’est un roc.
— Je vois, fit pensivement Lucy. Considérons-le donc comme acquis. Mais pourquoi moi ? Et que viens-je faire dans tout ça ?
— Je garde une excellente impression de vous, confessa miss Marple, et je n’ai plus assez d’énergie, voyez-vous, pour aller et venir et me lancer dans des aventures.
— Vous voulez que je procède à une enquête ? C’est bien cela ? Mais vous ne pensez pas que les policiers l’auront déjà effectuée ? À moins que vous ne les jugiez… négligents ?
— Oh ! non, affirma miss Marple. Ils n’ont rien négligé. Mais j’ai une théorie à propos de ce cadavre. Il se trouve forcément quelque part. Si on ne l’a pas découvert dans le train, c’est parce qu’il aura été jeté hors du train. Or, on ne l’a pas trouvé non plus sur la voie. J’ai donc refait le trajet depuis Londres pour voir s’il existait un endroit où ce cadavre avait pu être jeté sans être découvert par la suite — et je me suis aperçue que cet endroit existe. La voie suit une longue courbe juste avant d’arriver à Brackhampton, et le remblai est très haut, le long de cette courbe. Si on jetait un corps à cet endroit, alors que le train donne de la gîte pour négocier la courbe, je suis persuadée qu’il tomberait directement au pied du remblai.
— Mais on l’y retrouverait forcément ?
— Oh ! bien sûr. À moins qu’on ne l’ait fait disparaître avant… Mais nous y reviendrons. Voici l’endroit dont je vous parle.
Lucy se pencha pour examiner la carte sur laquelle miss Marple pointait l’index :
— Cette propriété se trouve aujourd’hui dans la banlieue de Brackhampton, mais à l’origine, c’était une véritable maison de campagne, avec un vaste parc et beaucoup de terrain. Rien n’a changé, à ceci près qu’elle est maintenant cernée par des immeubles d’habitation ainsi qu’une zone pavillonnaire. La maison a été construite en 1884 par un riche industriel du nom de Crackenthorpe. Son fils, qui est à présent un vieux monsieur, y vit encore avec, si je suis bien renseignée, sa fille. La voie du chemin de fer longe la propriété sur une bonne moitié de son périmètre.