— Et vous souhaitez que je fasse… quoi au juste ?
Miss Marple n’y alla pas par quatre chemins :
— Je veux que vous vous fassiez embaucher chez ces gens-là. Tout le monde se plaint de la difficulté qu’il y a à trouver du personnel qualifié. Cela ne devrait pas être bien compliqué.
— En effet.
— D’après ce que je sais, ce Mr Crackenthorpe a une solide réputation d’avarice. Si vous acceptez un salaire modeste, je le compléterai de ma poche afin d’arriver à une rémunération qui devra, j’estime, être largement supérieure aux tarifs en vigueur.
— À cause de la difficulté de l’entreprise ?
— Je dirai plutôt, en raison du danger qu’elle comporte. Je me dois de vous en avertir.
— Ce n’est pas l’idée du danger qui pourrait m’arrêter.
— Je m’en doutais, avoua miss Marple. Ce n’est pas votre genre.
— Iriez-vous jusqu’à prétendre qu’il pourrait m’attirer ? Je n’ai pas souvent eu l’occasion de m’y confronter, jusqu’ici. Mais vous pensez vraiment que cela peut être dangereux ?
— Quelqu’un, expliqua miss Marple, a commis un meurtre assez réussi. Sans bruit, sans fureur et, jusqu’à preuve du contraire, sans suspect. Il ne s’est trouvé que deux vieilles chouettes pour raconter aux policiers une histoire assez rocambolesque, sur laquelle ils ont enquêté sans succès aucun. Je ne pense pas que le criminel en question, quel qu’il soit, vous verra avec plaisir mettre votre nez dans cette affaire — surtout si vous obtenez des résultats.
— Que dois-je chercher, au juste ?
— Des traces le long du remblai, un lambeau de vêtement, des branches cassées — ce genre d’indices.
Lucy hocha la tête :
— Et ensuite ?
— Je ne serai pas loin, continua miss Marple. L’une de mes anciennes bonnes, ma vieille et fidèle Florence, habite Brackhampton. Elle s’est occupée de ses parents pendant des années. Ils sont tous deux morts aujourd’hui, et elle prend des pensionnaires — tous gens très convenables. Elle est prête à m’accueillir chez elle. Elle sera aux petits soins pour moi, et vous pourrez, ainsi, me joindre à n’importe quel moment. Je vous suggère de dire à vos employeurs qu’une vieille tante à vous habite le voisinage et que vous voulez disposer d’un minimum de temps libre pour vous rendre régulièrement auprès d’elle.
Lucy acquiesça :
— Je devais m’embarquer pour Taormina après-demain. Les vacances attendront. Mais je ne peux vous accorder que trois semaines. Ensuite, je suis prise.
— Trois semaines devraient largement nous suffire, concéda miss Marple. Si nous ne sommes pas capables de découvrir quelque chose en trois semaines, mieux vaudra déclarer forfait.
Miss Marple repartit, et Lucy, après avoir réfléchi un instant, appela le bureau de placement de Brackhampton, dont elle connaissait très bien la directrice. Elle lui fit part de son désir de trouver une place dans la région afin d’y être près de sa « tante ». Après avoir, non sans peine et avec beaucoup d’ingéniosité, écarté plusieurs possibilités intéressantes, elle s’entendit proposer Rutherford Hall.
— Voilà qui devrait me convenir parfaitement, décréta Lucy d’un ton décidé.
Le bureau de placement appela miss Crackenthorpe. Miss Crackenthorpe appela Lucy.
Deux jours plus tard, Lucy quittait Londres pour Rutherford Hall.
Au volant de sa petite automobile, Lucy passa entre les vantaux d’une monumentale grille de fer forgé. De l’autre côté, un pavillon de gardien tombait en ruine — défaut d’entretien ou séquelle de la guerre, c’était malaisé à déterminer. Une longue allée sinueuse conduisait vers la demeure entre de sombres massifs de rhododendrons. Lucy retint son souffle en découvrant ce qui ressemblait à une version miniature du château de Windsor. Les marches du perron auraient mérité un coup de balai, et le gravier de l’allée disparaissait en partie sous les mauvaises herbes.
Elle tira la chaîne d’une antique sonnette et entendit l’écho de son tintement résonner dans les profondeurs de la maison. Une vieille servante dépenaillée vint ouvrir la porte et la dévisagea d’un œil soupçonneux en s’essuyant les mains sur son tablier :
— Z’êtes attendue, c’est ça ? Miss Je-sais-trop-quoi-barrow, qu’elle m’a dit.
— Exact, confirma Lucy.
Un froid sépulcral régnait à l’intérieur. La vieille servante lui fit traverser le hall d’entrée faiblement éclairé et ouvrit une porte sur la droite. À sa surprise, Lucy découvrit un salon agréable, avec beaucoup de livres et des fauteuils tapissés de chintz.
— J’vais la prévenir, bougonna la femme qui sortit en refermant la porte derrière elle après avoir lancé à Lucy un dernier regard nettement dépourvu d’aménité.
La porte s’ouvrit de nouveau quelques minutes plus tard. Dès cet instant, Lucy se dit qu’elle aimait bien Emma Crackenthorpe.
C’était une femme d’âge moyen, ni laide ni jolie, sobrement vêtue d’une jupe de tweed et d’un gros pull-over. Tirés en arrière, ses cheveux noirs lui dégageaient le front. Le regard de ses yeux noisette était franc et direct, et elle avait un timbre de voix agréable.
— Miss Eyelesbarrow ? s’enquit-elle en tendant la main.
Elle fronça les sourcils, hésita une seconde avant de continuer :
— Je ne suis pas certaine que cette place corresponde à vos aspirations. Je n’embauche pas, voyez-vous, une gouvernante pour superviser le train de maison. Je suis en quête d’une employée qui fasse le travail.
Lucy rétorqua que c’était là ce que recherchait le commun des mortels.
Emma Crackenthorpe ne parut pas rassurée pour autant :
— Tant de femmes s’imaginent qu’il suffit de promener par-ci par-là un chiffon à poussière et que le tour est joué… mais le chiffon à poussière, je peux le promener moi-même.
— Je comprends très bien, dit Lucy. Vous voulez quelqu’un qui fasse le ménage, la cuisine, la lessive et qui recharge la chaudière. J’en ai l’habitude. L’ouvrage ne me fait pas peur.
— La maison est grande, et elle manque de confort. Nous — mon père et moi — n’en occupons qu’une partie, bien sûr. Mon père est pratiquement invalide. Nous menons ici une vie tranquille. J’ai plusieurs frères, mais ils viennent assez rarement. Nous employons deux femmes de ménage, Mrs Kidder, qui vient le matin, et Mrs Hart trois jours par semaine pour faire les cuivres et ce genre de corvées. Vous avez une voiture ?
— Oui. Elle peut coucher dehors, s’il n’y a pas d’endroit où la mettre à l’abri. Elle y est habituée.
— Oh ! il y a toute la place nécessaire dans les anciennes écuries. Cela ne posera aucun problème.
Emma Crackenthorpe parut réfléchir un court instant, puis :
— Eyelesbarrow… ce n’est pas un nom très courant. Des amis à moi m’ont déjà parlé d’une Lucy Eyelesbarrow. Les Kennedy ?
— En effet. J’étais chez eux dans le Devon quand Mrs Kennedy a eu son bébé.
Emma Crackenthorpe sourit :
— Ils parlent encore de cette époque bénie où vous vous occupiez de tout dans la maison ! Mais je croyais que vous demandiez très cher ? Ce que j’ai proposé…
— Me convient parfaitement, coupa Lucy. Ce qui compte surtout pour moi, voyez-vous, c’est de ne pas être loin de Brackhampton. J’y ai une tante, une vieille demoiselle qui ne va pas fort depuis quelque temps, et je veux rester à proximité. Je ne peux pas m’offrir le luxe de ne rien faire, mais le salaire est néanmoins secondaire. Pourrai-je disposer d’un peu de temps, chaque jour, pour me rendre auprès d’elle ?