André Gide
Le Traité Du Narcisse
Théorie du symbole
À Paul Valéry
Nuper me in littore vidi.
Virgile.
Le Traité du Narcisse parut dans les Entretiens politiques et littéraires, numéro de janvier 1891; puis, presque aussitôt après, à la librairie de l’Art Indépendant.
Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire; quelques mythes d’abord suffisaient; une religion y tenait tout entière. Le peuple s’étonnait à l’apparence des fables et sans comprendre il adorait; les prêtres attentifs, penchés sur la profondeur des images, pénétraient lentement l’intime sens du hiéroglyphe. Puis on a voulu expliquer; les livres ont amplifié les mythes; – mais quelques mythes suffisaient.
Ainsi le mythe du Narcisse: Narcisse était parfaitement beau, – et c’est pourquoi il était chaste; il dédaignait les Nymphes – parce qu’il était amoureux de lui-même. Aucun souffle ne troublait la source, où, tranquille et penché, tout le jour il contemplait son image… – Vous savez l’histoire. Pourtant nous la dirons encore. Toutes choses sont dites déjà; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer.
Il n’y a plus de berge ni de source; plus de métamorphose et plus de fleur mirée; – rien que le seul Narcisse, donc, qu’un Narcisse rêveur et s’isolant sur des grisailles. En la monotonie inutile de l’heure il s’inquiète, et son cœur incertain s’interroge. Il veut connaître enfin quelle forme a son âme; elle doit être, il sent, excessivement adorable, s’il en juge par ses longs frémissements; mais son visage! son image! Ah! ne pas savoir si l’on s’aime… ne pas connaître sa beauté! Je me confonds, dans ce paysage sans lignes, qui ne contrarie pas ses plans. Ah! ne pas pouvoir se voir! Un miroir! un miroir! un miroir! un miroir!
Et Narcisse, qui ne doute pas que sa forme ne soit quelque part, se lève et part à la recherche des contours souhaités pour envelopper enfin sa grande âme.
Au bord du fleuve du temps, Narcisse s’est arrêté. Fatale et illusoire rivière où les années passent et s’écoulent. Simples bords, comme un cadre brut où s’enchâsse l’eau, comme une glace sans tain; où rien ne se verrait derrière; où, derrière, le vide ennui s’éploierait. Un morne, un léthargique canal, un presque horizontal miroir; et rien ne distinguerait de l’ambiance incolorée cette eau terne, si l’on ne sentait qu’elle coule.
De loin, Narcisse a pris le fleuve pour une route, et comme il s’ennuyait, tout seul dans tout ce gris, il s’est approché pour voir passer des choses. Les mains sur le cadre, maintenant, il se penche, dans sa traditionnelle posture. Et voici que, comme il regarde, sur l’eau soudain se diapre une mince apparence. – Fleurs des rives, troncs d’arbres, fragments de ciel bleu reflétés, toute une fuite de rapides images qui n’attendaient que lui pour être, et qui sous son regard se colorent. Puis des collines s’ouvrent et des forêts s’échelonnent au long des pentes des vallées, – visions qui selon le cours des eaux ondulent, et que les flots diversifient. Narcisse regarde émerveillé; – mais ne comprend pas bien, car l’une et l’autre se balancent, si son âme guide le flot, ou si c’est le flot qui la guide.
Où Narcisse regarde, c’est le présent. Du plus lointain futur, les choses, virtuelles encore, se pressent vers l’être; Narcisse les voit, puis elles passent; elles s’écoulent dans le passé. Narcisse trouve bientôt que c’est toujours la même chose. Il interroge; puis médite. Toujours les mêmes formes passent; l’élan du flot, seul les différencie. – Pourquoi plusieurs? ou bien pourquoi les mêmes? – C’est donc qu’elles sont imparfaites, puisqu’elles recommencent toujours… et toutes, pense-t-il, s’efforcent et s’élancent vers une forme première perdue, paradisiaque et cristalline.
Narcisse rêve au paradis.
I
Le Paradis n’était pas grand; parfaite, chaque forme ne s’y épanouissait qu’une fois; un jardin les contenait toutes. – S’il était, ou s’il n’était pas, que nous importe? mais il était tel, s’il était. Tout s’y cristallisait en une floraison nécessaire, et tout était parfaitement ainsi que cela devait être. – Tout demeurait immobile, car rien ne souhaitait d’être mieux. La calme gravitation opérait seule lentement la révolution de l’ensemble.
Et comme aucun élan ne cesse, dans le Passé ni dans l’Avenir, le Paradis n’était pas devenu, – il était simplement depuis toujours.
Chaste Éden! Jardin des Idées! où les formes, rythmiques et sûres, révélaient sans effort leur nombre; où chaque chose était ce qu’elle paraissait; où prouver était inutile.
Éden! où les brises mélodieuses ondulaient en courbes prévues; où le ciel étalait l’azur sur la pelouse symétrique; où les oiseaux étaient couleur du temps et les papillons sur les fleurs faisaient des harmonies providentielles; où la rose était rose parce que la cétoine était verte, qui venait c’est pourquoi s’y poser. Tout était parfait comme un nombre et se scandait normalement; un accord émanait du rapport des lignes; sur le jardin planait une constante symphonie.
Au centre de l’Éden, Ygdrasil, l’arbre logarithmique, plongeait dans le sol ses racines de vie, et promenait sur la pelouse autour, l’ombre épaisse de son feuillage où s’éployait la seule Nuit. Dans l’ombre, contre son tronc, s’appuyait le livre du Mystère – où se lisait la vérité qu’il faut connaître. Et le vent, soufflant dans les feuilles de l’arbre, en épelait, le long du jour, les hiéroglyphes nécessaires.
Adam, religieux, écoutait. Unique, encore insexué, il demeurait assis à l’ombre du grand arbre. L’homme! Hypostase de l’Élohim, suppôt de la Divinité! pour lui, par lui, les formes apparaissent. Immobile et central parmi toute cette féerie, il la regarde qui se déroule.
Mais, spectateur obligé, toujours, d’un spectacle où il n’a d’autre rôle que celui de regarder toujours, il se lasse. – Tout se joue pour lui, il le sait, – mais lui-même… – mais lui-même il ne se voit pas. Que lui fait dès lors tout le reste? ah! se voir! – Certes il est puissant, puisqu’il crée et que le monde entier se suspend après son regard, – mais que sait-il de sa puissance, tant qu’elle reste inaffirmée? – À force de les contempler, il ne se distingue plus de ces choses: ne pas savoir où l’on s’arrête – ne pas savoir jusqu’où l’on va! Car c’est un esclavage enfin, si l’on n’ose risquer un geste, sans crever toute l’harmonie. – Et puis, tant pis! cette harmonie m’agace, et son accord toujours parfait. Un geste! un petit geste, pour savoir, – une dissonance, que diable! – Eh! va donc! un peu d’imprévu.
Ah! saisir! saisir un rameau d’Ygdrasil entre ses doigts infatués, et qu’il le brise…
C’est fait.
… Une imperceptible fissure d’abord, un cri, mais qui germe, s’étend, s’exaspère, strident siffle et bientôt gémit en tempête. L’arbre Ygdrasil flétri chancelle et craque; ses feuilles où jouaient les brises, frissonnantes et recroquevillées, se révulsent dans la bourrasque qui se lève et les emporte au loin, – vers l’inconnu d’un ciel nocturne et vers de hasardeux parages, où fuit l’éparpillement aussi des pages arrachées au grand livre sacré qui s’effeuille.
Vers le ciel monte une vapeur, larmes, nuages qui retombent en larmes et qui remonteront en nuées: le temps est né.