Je lui en voulais encore plus maintenant…
J’ai acheté le journal de Paris, à la mercerie-bonneterie-papeterie-bazar tenue par une vieille avec un fichu noir, comme Mme Broussac, mais qui, elle, ressemblait à une chauve-souris.
En sortant de la boutique, j’ai avisé la vitrine bien éclairée d’un charcutier. Je me suis dit que je pouvais faire un geste, vis-à-vis des dames… Ça m’amusait de jouer au petit provincial du samedi soir…
Je suis entré. Y avait un tas de bonnes choses dans la gelée desquelles les lampes se reflétaient.
J’ai pris un pâté en croûte, un poulet rôti et une bouteille de Châteauneuf. On m’a mis le tout dans un sac en papier…
Je suis revenu à la maison, fier comme un pou !
La soupe était déjà servie et ces garces l’auraient attaquée sans m’attendre si elle avait été moins chaude. Moi qui arrivais avec des gentillesses plein les bras, ça m’a refroidi.
Pourtant je n’ai pas eu l’air de m’apercevoir de leur vacherie.
J’ai posé triomphalement le paquet sur la table, près de mon assiette.
— Donnez-moi deux plats ! ai-je ordonné à Sylvie.
Elle a obéi. J’ai alors mis le pâté et le poultok sur des plats, en surveillant ces dames du coin de l’œil. Ni Mme Broussac ni Jacqueline n’ont sourcillé. Seule Sylvie a eu un petit sourire extasié. Mais en voyant les têtes de sa sœur et de sa vieille, elle a pris à son tour un visage de bois.
On a donc bouffé la soupe. Ensuite de quoi, j’ai avancé mon pâté sur le dessous de plat.
Je l’ai découpé moi-même en faisant gaffe de ne pas effriter la gelée. Il avait bonne apparence à l’intérieur aussi. On voyait des gros morceaux de truffe et des grains de pistache… J’en avais l’eau à la bouche.
Quand j’ai eu fini de détailler le pâté, lancé à fond dans les bonnes manières, je l’ai passé à Mme Broussac.
— Allons, servez-vous !
— Non, merci !
— Comment ?
Elle avait son visage fermé comme une porte d’église, le soir.
Elle a regardé ses deux filles. Les mômes ont repoussé mon pâté l’une après l’autre. Jacqueline avait dû dire qui j’étais, en mon absence, et on me faisait le coup du mépris.
Écoutez, vous avouerez que c’était pas de veine, hein ? Un pâté qui aurait fait baver d’envie la reine d’Angleterre ! Elles m’auraient craché à la figure, toutes les trois, ça n’aurait pas été pire.
J’ai pris leurs assiettes, de force et j’ai mis une tranche de pâté dans chacune d’elles. Elles étaient pâles comme le Christ d’ivoire qui faisait du bras tendu au-dessus de la cheminée…
— Si vous ne bouffez pas, je fais un malheur, les ai-je prévenues… Je ne sais pas encore quoi, mais un grand malheur…
Elles ont mangé. Moi aussi, mais sans appétit. Cette tourte avait bon goût, pourtant…
CHAPITRE VII
On montait se coucher. J’avais toujours la fiche du téléphone dans ma poche. Comme ça, j’étais certain que Maurice ne pourrait pas appeler. J’ai fermé la porte à double tour et j’ai gardé la clé. Je me sentais le patron… Elles allaient filer doux depuis le coup du pâté !
— En somme, a murmuré la vieille, en me voyant tourniquer la clé au bout de mon doigt, en somme, vous nous séquestrez ?
— Je prends mes précautions, voilà tout !
Ça va durer longtemps ?
Jacqueline avait dû l’affranchir incomplètement.
Jusqu’à ce que j’aie une explication avec Maurice…
Elle est venue à moi et a posé ses mains fripées sur mes bras.
— Vous n’allez pas lui faire de mal ?
C’était pas la peine de lui flanquer une crise.
Les yeux de Jacqueline me suppliaient par-derrière.
— Seulement lui réclamer les bijoux…
Elle a hoché la tête.
Puis, changeant de ton, elle m’a déclaré.
— Demain c’est dimanche.
— Merci du renseignement…
— D’ordinaire nous allons à la messe.
— Bon, vous n’irez pas, voilà tout. Je m’arrangerai de ce coup-ci avec le Bon Dieu.
Elle a fait un signe de croix, because le blasphème.
— Nous irons ! D’ailleurs, si nous n’y allons pas, les gens trouveront ça suspect. Et le vicaire viendra certainement voir ce qui se passe. N’oubliez pas que nos employés flairent déjà quelque chose…
Ce qu’elle disait n’était pas tellement idiot. J’ai réfléchi un instant. Vous ne pouvez pas imaginer l’effet que ça me faisait, ces trois femmes qui me regardaient fixement dès que je pensais…
— À quelle heure, la première messe ?
— Six heures…
— D’accord… NOUS IRONS !
On va chercher bien loin des choses qui épatent ses semblables ! Eh ben, là, ç’a été réussi. Leur stupéfaction a été telle que Sylvie n’a pu retenir sa question :
— Vous viendrez aussi ?
— Pourquoi pas ? Il y avait deux truands de chaque côté du charpentier quand ils l’ont cloué sur les planches, non ?
Elles en ont frémi. Mme Broussac y est allé d’un nouveau signe de croix.
— Vous êtes catholique ? a balbutié la vieille dame, effarée.
— Je suis italien, c’est tout dire !
— Et vous ne croyez pas en Dieu ?
Elle avait des questions de bonne femme Dieu ? Y a qu’une vieille dame pour vous demander ça !
— Alors là, Madame Broussac, vous envoyez le bouchon un peu loin ! Que voulez-vous que je vous réponde !
Elle n’a pas insisté.
Nous sommes montés nous coucher.
Je dors bien, mais comme tous les types dont le pedigree est chargé, un rien me réveille.
Dans le milieu de la nuit, mon sommeil a été interrompu par des petits chocs bizarres. Je me suis levé, sans allumer, et j’ai prêté l’oreille. Ça venait du dehors. J’ai immédiatement compris ce qui se passait : quelqu’un lançait des pierres dans des volets.
Le quelqu’un en question ne pouvait qu’être Maurice ; sinon on aurait appelé. Cette ordure se hasardait enfin à l’entrée de son terrier. C’était dans les persiennes de Jacqueline qu’il jetait ses pierres.
Je suis sorti dans le couloir, mon revolver à la main. Un rai de lumière a filtré sous la porte de la jeune fille. Elle se levait. Alors je suis entré. Je n’étais pas dans une tenue ad hoc : je portais en tout et pour tout un slip.
En me voyant surgir, presque à poil, avec mon pétard braqué, elle a eu un petit cri de frayeur.
J’ai mis un doigt sur mes lèvres.
— Ta gueule ! Fais ce que je te dis…