J’ai pris un morceau de carton recouvert d’un enduit, je l’ai mis sous la presse à masque ; j’ai appuyé sur la pédale… C’était encore la frime de Paul Reynaud, mais je l’avais mal centrée et ça changeait la forme de son visage… On eût dit qu’il venait d’avoir un accident.
Je suis revenu à ma conférence personnelle.
Il fallait pousser le jeu des « Si ». Supposons que Maurice ait eu cette idée et qu’il parvienne à contacter l’une des trois femmes. Que se passerait-il ? Maintenant que je croyais les connaître à peu près, une pensée absurde me venait : si Mme Broussac, Jacqueline ou Sylvie apprenaient où se trouvait le magot, ça n’est pas à Maurice qu’elles le remettraient, mais à moi. Elles essaieraient de négocier la peau du salopard !
En aucun cas elles ne seraient ses complices… Et ceci, Maurice ne pouvait pas ne pas le savoir !
Alors mon raisonnement ne tenait pas debout !
La porte du fond a grincé, Sylvie est entrée. Elle avait changé ses fringues maussades du dimanche contre une tenue de tous les jours qui lui allait beaucoup mieux.
— Ah ! vous êtes là !
Qu’est-ce qui lui prenait de me parler, tout à coup ? Ça cachait quoi ?
— Et alors, je dérange ?
— Qu’est-ce que vous faites ?
J’ai montré le masque raté.
— Mon apprentissage !
— Vous voulez redevenir honnête ?
— Je ne l’ai jamais été !
— Eh bien, à plus forte raison, ce serait amusant d’essayer !
— Amusant, c’est vous qui le dites !
Je n’aurais pas dû badiner. C’était mon autorité qui en prenait un coup, et Dieu sait que j’avais besoin d’elle, plus que jamais. Pourtant ce dimanche me rendait tout mou… Ce dimanche et ma nuit d’insomnie, probable !
— Pourquoi n’essayeriez-vous pas ?
J’avais déjà oublié de quoi il retournait.
— Essayer quoi ?
Mais d’être honnête !
Je l’ai considérée d’un œil comateux.
Qu’est-ce qui vous arrive, c’est un nouveau jeu de société ?
Je suis sûre que vous êtes moins mauvais que vous en avez l’air !
Alors, là, je me suis mis à rire. C’était vraiment drôle. Elle ne m’avait jamais vu au travail, cette gosse, pour parler ainsi. Dans le milieu, j’étais réputé précisément pour ma férocité… À mes débuts, je péchais par excès de violence… Ça avait même failli me jouer des tours…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, Sylvie ?
— C’est tout à l’heure, à la Messe.
— Quoi, à la Messe ?
— À un moment donné, je me suis retournée pour voir où vous étiez…
— Ah oui ?
— Vous aviez les yeux fermés et une larme coulait sur votre joue !
Je lui ai sauté sur le poil. Elle a eu peur. Je parie qu’en une seconde elle a révisé son jugement en ce qui me concernait.
— Moi ! Une larme ! ai-je crié. Dis, où as-tu pris ça, espèce de petite conne !
Elle me regardait fixement, sentant que c’était son unique moyen de défense. Si elle avait détourné les yeux elle n’aurait pas coupé d’une paire de taloches tout comme sa frangine, cette nuit.
— Tu es complètement dingue ! J’ai jamais pleuré, tu entends… Même lorsque j’étais tout gosse et que des gens me cognaient ! Jamais ! C’est pas digne d’un homme ! J’aurais honte d’exister si jamais je versais une seule larme, une seule, tu m’entends ?
Je l’ai lâchée. Elle a reculé un peu. Il y avait toujours ses yeux bleus, béants, en face de moi. À force de les fixer, je ne voyais plus qu’eux et ça me faisait comme lorsqu’on est couché dans l’herbe, l’été, et qu’on se gave de ciel.
— Excusez-moi, j’ai dû me tromper.
— Et comment !
Bravache, elle a lancé, prenant ses risques :
— En tout cas, vous gardiez les yeux fermés !
— Naturellement : j’ai pas dormi de la nuit !
— Ah bon…
Elle paraissait vaguement déçue… Elle a arrangé ses cheveux. Je ne sais pas comment se débrouillent les femmes pour s’apercevoir, sans glace, qu’elles ont trois cheveux en désordre !…
— Quel âge avez-vous ? a-t-elle demandé.
— Trente-trois ans !
Elle a souri.
— L’âge du Christ !
Curieux qu’elle me sorte ça un jour que je réfléchissais sur le charpentier, hein ?
— Il n’a pas eu que trente-trois ans tout de même ! ai-je objecté finement. Il en a eu aussi trente-deux autres !
— Il les a eus pour en avoir trente-trois !
C’était trop calé pour moi.
— Vous m’emmerdez avec vos bêtises…
Je suis allé dans le jardin. Il était plein d’une lumière verte, très pure et très fragile. Il sentait bon…
J’ai respiré plusieurs fois, à fond, pour m’aérer l’intérieur.
Sylvie était de nouveau près de moi. Jusque-là, elle m’avait fui comme la peste, et voilà que soudain elle jouait les caniches… Est-ce que ça ne cachait pas un piège ?
— Pourquoi laissez-vous le jardin en friche ? lui ai-je demandé.
— Il n’y a pas d’homme ici, pour le faire…
— Vous n’en trouvez pas, à la journée ?
— Si, au début on a pris quelqu’un… Et puis Maurice a eu une vilaine histoire dont les journaux ont parlé. Il est passé en correctionnelle pour chèque sans provision et usage de faux… Alors tout le monde nous a laissé tomber… C’est ça, la province…
Elle était amère. Maurice les avait ruinées… Ses frangines maintenant pouvaient toujours, se serrer la ceinture pour ce qui était de lever un époux dans le bled.
— Comment l’avez-vous connu ?
— Qui ? ai-je soupiré en regardant des petits oiseaux faire de l’esbroufe dans les arbres.
— Mon frère.
— Aux courses… À Longchamp…
— Racontez ?
J’ai compris qu’elle me posait les questions qui devaient ronger ces dames depuis mon arrivée.
— Comme il était fauché, il avait pensé se refaire aux courses…
— Se refaire ?
— Se refaire du fric, quoi !
— Bon. Et puis ?
Et puis il a perdu. Quand on a la cerise, c’est pas à Longchamp qu’il faut aller. Alors cet idiot a voulu se faire le sac à main d’une élégante…
— Comment, se faire le sac à main ?
— Le voler !
— Oh !
Elle était choquée ! D’ailleurs, je le reconnais, c’était choquant. Être quelque part, à Fousy-les-Oies, le fils d’un petit industriel… Avoir un caveau de famille, des chaises gravées à son nom à l’église et faucher des sacs à main, ça dégradait !
— Il s’y prenait comme un idiot ! Je l’ai vu faire. Alors je l’ai abordé. Je me suis amusé à lui ficher la frousse en lui faisant croire que j’étais un flic… Ensuite, on est allé boire un coup et…
— Et ?
— Et je lui ai trouvé du travail.
— Quel travail ?
— Dites donc, Sylvie, vous êtes bigrement curieuse, ce matin, qu’est-ce que ça veut dire ?
Nous sommes rentrés. Une bizarre angoisse m’étreignait. Je crois que cette journée dominicale qui ne faisait que commencer m’épouvantait. J’allais me faire tartir avec ces trois femmes.