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Elles ont quitté le soupirail.

J’ai entendu leurs pas dans l’escalier. Le verrou a grincé comme une lame de scie qui rencontre un clou.

Elles étaient là, toutes les trois, serrées, peureuses, indivisibles.

Il n’y a pas eu un mot. Sylvie se planquait derrière les deux autres, s’attendant à prendre des coups.

J’ai souri.

— Pas la peine de vous cacher, moustique. On réglera ça plus tard. La vengeance est meilleure froide ! Allez, à table !

* * *

Le plus drôle, c’est qu’elles n’avaient pas osé déjeuner sans moi. Des idiotes, je vous dis !

Le pot-au-feu s’effilochait comme des semelles d’espadrilles usées. C’était plutôt de la bouillie de viande et de légumes. Je l’ai mangée néanmoins de bon appétit. J’avais mon sale rire plaqué sur le visage. De temps à autre, je l’apercevais dans la grande glace de la salle à manger. J’essayais de le chasser, mais il revenait, telle une mouche obstinée. Ce rictus, je l’ai toujours quand ça bouillonne en moi.

Elles n’osaient plus proférer un son et elles avaient du mal à avaler la boustifaille. Après le repas, comme d’habitude, les filles ont débarrassé la table et leur mère est allée tricoter, près de la fenêtre, son long truc noir qui n’en finissait plus et qui me faisait penser à un corbillard.

— Je vous remercie, a-t-elle bégayé sans me regarder…

— Pourquoi ?

— De… de votre indulgence…

— Ne remerciez pas trop vite !

— Qu’est-ce que ?…

Je n’ai pas répondu. Je suis sorti fumer une cigarette dans le jardin. Je cherchais quelque chose de carabiné pour me soulager. Quelque chose de terrible ! Je sentais que si je ne trouvais pas très vite, j’allais tout briser pour me remettre les nerfs en place.

Drôle de dimanche…

À la deuxième cigarette, j’ai eu la grosse trouvaille. Je suis revenu dans la maison. Mme Broussac et Sylvie étaient installées à la table de la salle à manger, sur laquelle on avait mis la nappe nylon. Elles faisaient une partie de dames. Jacqueline était en haut… Dans sa chambre. Le dimanche, ces dames ne faisaient aucun travail, hormis les repas. Elles s’emmerdaient gentiment, entre elles, histoire de glorifier le jour du Seigneur.

J’ai gravi l’escalier sans bruit. Parvenu devant la chambre de Jacqueline, j’ai prêté l’oreille. Je percevais un bruissement d’étoffe. J’ai essayé de regarder par le trou de la serrure mais la clé était engagée dedans. Alors j’ai frappé, doucement.

— Oui ?

— C’est moi, Lino…

— Que voulez-vous ?

— J’ai à vous parler, ouvrez vite !

— Non !

— Comme vous voudrez… Votre mère vient de se trouver mal.

J’ai attendu. Elle avait compris que c’était là un mensonge. Seulement, le doute faisait son chemin dans sa petite tête. Une minute plus tard, la clé tournait, la porte s’entrouvrait et son visage grave se montrait dans l’encadrement. J’ai donné dans la porte une bourrade qui a culbuté Jacqueline. Je suis entré, j’ai refermé à clé et mis la clé dans ma poche.

Elle était en robe de chambre… Son regard clair ressemblait à celui d’un animal sauvage.

— Que voulez-vous…

— Une petite proposition à vous faire…

Elle a attendu.

— Je suis un homme à femme, moi, mon petit. Depuis plusieurs jours je fais tintin et ça ne peut plus durer… Faut comprendre la vie… Pour punir ta sœur du vilain tour de ce matin, j’ai dans l’idée de lui donner la faveur… de mes faveurs !

« Si on peut appeler ça une punition !

À cet instant, je crois que je lui ai fait horreur. Pour elle, c’était brusquement le bout de la nuit. Je m’amusais comme un petit fou, parce que je vois la vie sous son vrai jour. Je sais l’importance qu’il convient d’accorder aux choses. Qu’est-ce que c’est qu’un coup d’amour ? Quelques minutes d’extase, un point c’est tout ! Et la virginité, qu’est-ce que c’est ? Un état provisoire… Il n’y a que les petites bourgeoises de cambrousse pour y attacher de l’importance…

— Vous n’allez pas faire une chose pareille !

— Justement, je viens te demander conseil, ma gosse ! Qui est-ce que je saute ? Ta sœur… ou toi ?

Elle a commencé à reculer. Elle s’est blottie au fond de la chambre, dans une encoignure. Je suis resté où j’étais. J’avais tout mon temps.

— Ne fais pas de théâtre, Jacqueline… Et réponds-moi : ta sœur ou toi ? Il m’en faut une, et je te laisse le choix ! Avec la petite, ce serait plus marrant. Avec toi… plus intéressant… C’est pourquoi je n’arrive pas à me décider…

CHAPITRE XI

En fait de théâtre, c’est plutôt moi qui en faisais. Parce qu’enfin, faire du théâtre, c’est feindre des sentiments qu’on n’éprouve pas. En ce moment, je n’avais pas envie de Jacqueline. Ni de Jacqueline ni de Sylvie. J’étais trop bouillonnant de rage, trop humilié pour penser à l’amour.

Je jouais le méchant soudard qui veut passer tout le monde à la casserole et foutre le feu à la maison. Le régime de la terre brûlée. Dans un sens, c’est la seconde solution qui m’aurait le plus soulagé, je crois bien.

En la voyant, blanche d’effroi, dans son coin de mur, j’ai eu mal derrière la tête. Oui, ça m’a fait comme l’arrivée d’une migraine après qu’on a avalé le verre de gnôle de trop. Pire qu’une migraine même : un étourdissement. Cette vie chez les trois femmes devenait impossible. Moi, j’étais fait pour la bagarre. Ça m’allait de foncer en avant, les poings durs comme du béton ; ou bien de dégainer mon feu pour mettre en l’air un adversaire… Mais mijoter comme ça, dans cette baraque de province, avec une vieille dame bigote, et des pucelles peureuses… Non ! Non !

Je me suis assis au pied du lit. J’ai mis mon bras sur le montant de cuivre et ma tête sur mon bras… La douleur qui me tambourinait la base du crâne se faisait plus forte et, dans le noir de mes paupières baissées, je voyais tournoyer des comètes de feu…

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé ainsi. Le silence avait repris. Un silence de dimanche après-midi, pareil à une espèce d’agonie.

À la fin, Jacqueline s’est approchée de moi. Elle a chuchoté, très bas :

— Qu’avez-vous ?

Je n’ai pas pu répondre. D’ailleurs, répondre quoi ? Qu’est-ce j’avais au juste ? L’existence me faisait mal, voilà tout, est-ce qu’on explique un truc comme ça ?

Elle a fait encore un pas. Je l’ai sentie tout près de moi, à cause de la chaleur qu’elle me communiquait. Elle a mis sa main dans mes cheveux épais. J’ai eu honte de leur épaisseur à ce moment-là. Parfaitement, la caresse de Jacqueline m’a fait comprendre que c’étaient des cheveux de voyou, raides, serrés, huileux comme de la laine de mouton.

— Dites, Lino…

J’ai fait un effort pour relever la tête. Son visage avait changé. Maintenant elle n’avait plus peur.

— Dites, Lino… J’ai l’impression que vous êtes malheureux.

Jamais personne ne m’avait dit ça…

J’ai murmuré :

— Malheureux ?

Qu’est-ce que ça signifiait ? Malheureux ? Mais non, je ne l’étais pas… Énervé, oui, sûrement… Mais malheureux, non ! Pourquoi aurais-je été malheureux, d’abord ?

— Il y a en vous quelque chose de triste. On ne le comprend pas tout de suite parce que vous avez l’air dur et méchant…

J’aurais voulu l’envoyer promener. Dans le fond, elles étaient pareilles, les deux sœurs : il leur fallait du roman bleu coûte que coûte !