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— Foutez-moi la paix !

Je suis parvenu à me lever et à sortir de la chambre. Dans l’escalier, mon mal de crâne s’est fait plus lourd. Il m’entraînait en avant comme si j’avais eu une énorme boule de plomb à la place de la tête.

Dans la salle à manger, la partie de dames faisait rage ! Pour une partie de dames, c’était vraiment une partie de dames ! Elles jouaient avec application, Sylvie et la vieille, surveillant leurs pions gravement, avec des mines de radin comptant son fric.

Sylvie a gagné. Mme Broussac a eu l’air contente d’avoir perdu, mais aussi que la partie fût finie.

— Tu veux en faire une autre ? a-t-elle proposé pourtant.

— Non, maman, je reste sur ma victoire.

Je venais de m’asseoir dans le grand fauteuil.

— Vous avez de l’aspirine ? ai-je demandé à la môme.

Elle a osé me regarder. Ses yeux se sont rassurés devant ma mine déjetée.

— Vous êtes malade ?

— J’ai mal au crâne. Donnez-moi deux cachets !

J’ai ricané :

— Ou de la poudre à doryphore si ça vous chante ! Avec vous… est-ce qu’on sait ?

Elle était si jeune ! Elle a éclaté de rire. Mme Broussac a frémi et s’est dépêchée de dire :

— Je vais vous préparer ça…

Depuis la cuisine, elle a crié :

— Vous voulez du sucre avec ?

— Un peu, oui…

Pendant sa courte absence, Sylvie a remis les pions dans les petits tiroirs du damier. Elle paraissait très détendue.

— Tenez, avalez, a dit Mme Broussac.

J’ai regardé le verre.

Elle n’allait pas me farcir, la vieille ?

J’ai goûté. C’était bien de l’aspirine…

Vous savez, maman n’a jamais empoisonné personne, a déclaré Sylvie.

Jacqueline est revenue après s’être mis un soupçon de poudre de riz sur le museau.

Je me suis décidé à boire. Tant pis si on me jouait un nouveau tour !

— Quand la gosse m’a enfermé, ce matin, laquelle de vous a eu l’idée de me délivrer ?

Elles ont été surprises par la question ; moi aussi, du reste. Elle m’était venue spontanément.

— C’est Jacqueline, a répondu bravement Sylvie…

— Ah ?

— Elle a trouvé que ce n’était pas une solution…

— Elle avait raison.

— Maman a été du même avis… Et moi aussi !

— Pas possible !

— Si…

— J’aimerais savoir ce qui vous est passé par la tête ?

— Oh ! Je ne sais pas… J’ai cru… des choses ?

— Lesquelles ?

— Des choses… Vous ne pouvez pas comprendre.

— Je crois que si…

Elle a quitté sa mine d’enfant morigénée. Son minois triangulaire s’est animé.

— Eh bien, dites, pour voir…

— Voyons, Sylvie ! l’a réprimandée Mme Broussac qui redoutait un coup de Trafalgar.

Je me suis penché en avant, les mains jointes entre mes jambes.

— Vous n’avez même pas pensé me livrer à la police…

— En effet.

— Ce que vous avez voulu, ç’a été me neutraliser, simplement. M’empêcher, ne fût-ce qu’un moment, d’être le maître de cette maison… C’est pas vrai ?

Sylvie est restée sans voix. Puis elle s’est tournée vers sa sœur.

— Il est intelligent ! s’est-elle exclamée…

— Voyons, Sylvie ! a laissé tomber Mme Broussac, toujours sur le qui-vive.

Dans le fond, je venais de reprendre le dessus sans douleur. Maintenant, je n’avais plus mal à la tête. Je reprenais confiance en moi. En somme, j’étais tout simplement en train de les battre sur leur propre terrain : le boniment.

Nous avons eu une grande plage de silence. Nous n’avions plus rien à nous dire… Jacqueline a pris un ouvrage de tapisserie, comme on voit faire au cinéma. C’était fixé sur un cadre en bois et ça représentait un paysage hollandais. On voyait un canal, un moulin à vent, un petit pont. Et sur le petit pont, une dame en costume national, tenant deux seaux de lait soutenus par un bâton posé en travers de ses épaules. Dans la partie garnie de coton, ça faisait doux et c’était joli… Dans celle qui restait à tisser, il y avait le complément du dessin, seulement on voyait le jour à travers. Sylvie a pris une partition. La mère a mis des lunettes et a attaqué le Pèlerin. Je n’ai pas pu m’empêcher de songer à ce temps fichu qu’elles usaient bêtement, à faire des choses inconsistantes…

— C’est comme ça tous les dimanches ? ai-je questionné au bout d’un long moment d’observation.

— Pourquoi ? a questionné Mme Broussac.

— Je me demandais souvent ce que les bourgeois pouvaient bien foutre, le dimanche, chez eux, derrière leurs volets… Maintenant je le sais… Je me demande comment vous arrivez à ne pas vous embêter !

C’était peut-être à cause de ces dimanches-là qu’il était parti, Maurice ?

— Mais, nous ne nous ennuyons pas ! s’est indignée Mme Broussac.

— Vous peut-être, mais vos filles ?

Jacqueline et Sylvie ont rougi.

— Nous non plus, a affirmé précipitamment l’aînée. En voilà une idée ! Vous nous jugez d’après votre tempérament ! Au contraire, cette existence est envoûtante… Nous… Nous sommes bien, n’est-ce pas, Sylvie ?

— Très bien ! a renchéri la cadette.

Je suis parti d’un violent éclat de rire.

— Violon, tapisseries en tous genres, cuisine, emballage de masques ! Vous parlez d’un idéal !

Elle a bien senti, la vieille dame, que je faisais le procès de son fils, mine de rien.

— Voyez-vous, Monsieur, a-t-elle déclaré, le sens de la famille, c’est comme la foi : on le possède ou on ne le possède pas ! Avez-vous eu une famille ?

— Pardi, j’en ai même eu plusieurs ! Mon enfance, ç’a été une partie de rugby. Naturellement, je faisais le ballon !

Elles avaient envie de mon histoire, alors je leur ai fait un petit résumé.

— Je suis né de père inconnu… y compris de ma mère… Quant à elle, parlons-en ! Si vous pouvez me citer une maternité de Naples qu’elle n’ait pas faite, je vous paie des prunes. C’est pas croyable ce qu’elle était féconde, cette femme-là ! Avec ce que je dois avoir comme frères et sœurs on pourrait monter un syndicat. Le syndicat des enfants de putain ! Pourquoi n’existe-t-il pas encore, hein ? Et encore, j’ai eu la chance d’être dans les aînés… Au début, la grand-mère nous a recueillis… Seulement quand elle a vu que la production continuait à un rythme accéléré, elle en a eu classe et nous a casé chez l’habitant… C’était fatal…

À travers mes paroles, je revoyais tout ça ; mon enfance dans les ruelles de Naples… Je reniflais l’odeur de safran qui flotte dans l’air, là-bas…

— Napoli, ai-je soupiré… Dire que ça fait rêver des tas de gens ! Voir Naples et mourir… Tu parles ! Moi, quand je vois le Vésuve sur une affiche, j’ai envie d’y foutre le feu !

Après mon boniment je les ai regardées. Mme Broussac pleurait, Jacqueline aussi. Sylvie tortillait sa partition entre ses doigts délicats de musicienne. Elle la transformait en cornet, en flûte… Nerveusement.

La vieille a quitté sa chaise. Elle s’est approchée de moi, m’a regardé de très près, puis elle a dit, très vite :

— Mon pauvre petit ! Mon pauvre petit !

Ensuite, elle a grimpé dans sa chambre afin de prier pour l’humanité, je pense.