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Moi j’étais soufflé.

Me dire « mon pauvre petit », à moi !

Ah ! je vous jure…

CHAPITRE XII

Cette nuit-là, j’ai été de nouveau réveillé. Pas par quelqu’un qui voulait faire doucement, mais par quelqu’un, au contraire, qui me réclamait impérieusement. Des coups de klaxon répétés… J’ai tout de suite reconnu la bagnole de Max. C’était bien le bruit bizarre de sa corne de route. Un son filé, métallique…

Que me voulait-il encore, celui-là, à pareille heure ? Peut-être avait-il des nouvelles de Maurice ?

J’ai mis un pantalon et je suis descendu. Comme je passais devant la chambre de Jacqueline, cette dernière a entrebâillé sa porte.

— Que se passe-t-il ?

— Ne vous tracassez pas. Des amis à moi !

La nuit sentait le foin. Il y avait clair de lune, et des étoiles d’un bout à l’autre du ciel.

L’auto de Max était stoppée dans la ruelle. Il était descendu de son siège et fumait, adossé à l’aile avant. De temps en temps, il faisait tomber la cendre de sa cigarette en la raclant contre l’antenne de la radio.

— Ah ! tout de même, a-t-il fait en me voyant déboucher de l’atelier… J’avais dans l’idée que tu n’étais plus là !

— Tu as des drôles d’idées, Max…

— J’en ai toujours eu, j’en aurai toujours, on ne se refait pas ! Déjà au dodo, Lino ?

Je me suis gratté le crâne. J’étais tout poisseux de sommeil.

— Quelle heure est-il ?

— Minuit dix. Tu te zones en même temps que les poules, maintenant ?

— Que veux-tu que je fiche d’autre !

— D’où vient que le téléphone ne réponde pas ?

J’ai retiré la fiche.

À cause ?

Pour éviter des fuites, si Maurice appelait, tu piges ?

C’est embêtant, tu vois, j’suis obligé de me déplacer pour te parler…

— C’est bon, je vais la remettre.

— D’ailleurs, tu n’as rien d’autre à faire qu’à surveiller ces dames.

— C’est vrai.

— Elles se comportent comment ?

— Elles attendent. La province, quoi : prudence et patience…

— Elles n’attendront plus très longtemps…

Le ton qu’il a pris pour dire ça m’a flanqué un coup.

— À cause ?

— J’ai eu une idée !

— Ah oui ?

— Une bonne !

— Je n’en doute pas. On peut savoir ?

Il a choisi ce moment pour changer sa cigarette. À l’intérieur de sa voiture, la radio moulinait de la musique douce pour les oreilles en chou-fleur de Charly.

— Une idée, Lino, qui va obliger ce salaud à revenir…

— Oh ! Oh ! Ça me plaît !

— Suppose qu’il arrive un grave turbin à sa mère ou à une de ses frangines…

— Comprends pas…

— Un accident ! Cette rue est peinarde… On marche au milieu, because l’exiguïté des trottoirs… Tu me suis ?

— Alors ?

— On vient s’embusquer dès demain avec une charrette d’occasion. Et la première qui sort : patatraque ! Du coup, le Maurice serait bien forcé de rappliquer. Ne serait-ce que pour les funérailles !

Tout à coup, j’ai trouvé que la nuit était froide. Ma peau s’est hérissée.

— Tu ne dis rien, Lino ?

Il avait raison, il fallait que je dise quelque chose… N’importe quoi…

— Si on se lance dans l’hécatombe, maintenant…

— Qui est-ce qui te parle d’hécatombe… Un pauvre petit accident de rien du tout !

— Ça peut être embêtant…

— Non !

Max paraissait à cran. Il en avait assez d’attendre. Il me détestait sérieusement.

On dirait que t’as du regret ? a observé cette salope. La pension te plaît ?

Dis pas de conneries…

Alors on fera ce que j’ai dit.

— Entendu.

— Et dès demain, vu ?

— Vu.

— OK, bonne nuit, Lino !

— Bonne nuit, Max…

Quand il fermait la porte de sa bagnole, on comprenait, au bruit, que ça n’était pas de la quincaillerie. Ses feux rouges, triangulaires, étaient énormes. J’ai regardé s’éloigner la voiture. Dans la nuit, elle ressemblait à un passage à niveau fermé.

* * *

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

Ça m’a fait sursauter. Je n’avais pas vu Jacqueline dans la pénombre du couloir. Elle se tenait contre le porte-manteau, sans attirer plus l’attention que les hardes qui étaient accrochées.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je vous attendais, je suis inquiète…

Je n’ai rien répondu. J’ai tiré une chaise sous la prise du téléphone et j’ai remis la fiche.

— Que voulaient vos amis à cette heure ?

— Prendre de mes nouvelles, j’avais oublié de rebrancher le téléphone et ils ne pouvaient pas me joindre autrement…

Elle s’est avancée vers moi.

— C’est tout ?

— Mais oui, qu’est-ce qui vous prend ?

— Je ne sais pas. J’ai eu un… un mauvais pressentiment.

— Vous feriez mieux d’aller vous coucher. Allez, hop !

Mais elle ne bougeait plus. Je distinguais ses yeux clairs, brillants.

— Jacqueline…

— Oui ?

L’obscurité m’aidait. J’avais envie de lui parler, de lui dire des choses qui m’auraient peut-être aidé à voir clair en moi.

— Jacqueline ! Je crois qu’il faut que je vous demande pardon pour hier tantôt… Toutes ces saletés que je vous ai dites… J’étais en colère et je ne savais pas… Je…

Heureusement qu’il faisait noir, car je devais avoir l’air rudement crétin !

Elle est venue contre moi. Elle a appuyé son front contre ma poitrine comme elle l’aurait appuyé contre un mur froid afin de le rafraîchir. Je n’osais pas bouger, pas même respirer… J’aurais voulu arrêter aussi mon cœur qui battait plus vite que d’habitude. J’étais bien.

Au bout d’un moment, nous sommes remontés sans rien dire. Et nous ne nous sommes même pas regardés en nous quittant.

Dans l’ombre, la vieille maison craquait doucement, comme un feu de bois sur le point de s’éteindre.

CHAPITRE XIII

C’est encore une drôle de nuit que j’ai passée là.

D’habitude, à Paris, je me couchais à cinq heures du matin, juste avant les premières lueurs de l’aube, et je me levais à deux heures de l’après-midi, au moment où les laborieux retournent au charbon, après la mi-temps. Excepté pour les cas graves — lorsqu’on avait un hold-up de caissier par exemple (l’argent se balade en général le matin) — c’était pareil tous les jours. C’est dur à perdre, des habitudes. Quand j’étais à la centrale de Poissy, il m’avait fallu presque un mois pour m’acclimater aux horaires de la Pension.

J’ai remué dans mon lit, pendant des heures et des heures…

Pour la première fois de ma vie… Non, pas la première, la seconde, j’avais une espèce de chagrin rentré qui m’empêchait de respirer bien à fond. Mon premier chagrin, si vous voulez tout savoir, je l’avais ressenti à Napoli. Probable que c’est surtout à cause de lui que je ne peux plus sentir ce pays ! À l’époque, j’étais chez un ferronnier… Mon boulot consistait à tirer sur le soufflet de sa forge et à verser de la flotte sur les barres de fer rougies au moment où il le fallait. Moyennant ces fonctions, j’avais droit à ma ration de spaghetti et de coups de pieds au cul. Ce bonhomme avait un gosse de mon âge, complètement idiot. Ses yeux étaient comme des trous dans sa figure… Une face large, immobile comme un masque. C’était un drôle de compagnon pour moi ! Je préférais le chat de la maison, un de ces affreux greffiers à rayures dont on fait les gilets de corps. Un jour, je ne sais plus comment, le gamin est mort. Une grippe, je crois. Heureusement ces gars-là sont fragiles comme des petits saxes !