— Oh ! Lino… Lino, vous n’êtes qu’un misérable !
J’ai baissé la tête.
On a frappé doucement à la porte. C’était Sylvie escortant un brigadier de gendarmerie.
L’arrivant a fait un salut militaire en entrant dans la chambre. Puis, comprenant que ça ne suffisait pas, il a ôté son képi. Il était presque chauve, avec un crâne blanc au-dessus de sa figure basanée.
CHAPITRE XV
Un peu plus tard, nous nous sommes tous retrouvés dans le bureau. Il ne manquait que Sylvie, restée au chevet de la mourante.
Nous étions descendus pour les dépositions.
Le père Victor a raconté trois fois de suite ce qu’il avait vu. C’était peu.
— Cette pauvre Madame est sortie. Elle semblait pressée… À peine a-t-elle été dehors, j’ai vu passer une auto. Il y a eu un bruit affreux…
— Quelle couleur, l’auto ? a demandé le brigadier.
— Noire.
— Quelle marque ?
— Je ne sais pas… Pas eu le temps de voir…
C’était maigre. Le gendarme a fait la grimace en remisant son crayon dans le milieu de son carnet froissé.
— Je vais enquêter dans le voisinage, peut-être y a-t-il eu des témoins ?
Il s’est tourné vers Jacqueline.
— Qui est ce monsieur ? a-t-il demandé en me désignant.
Depuis son arrivée, je m’attendais à cette question. Je pensais à chaque seconde que Jacqueline allait pointer sur moi un index vengeur, qu’elle allait hurler la vérité et me faire arrêter…
Inconsciemment, je préparais des arguments. J’allais nier à fond pour m’en tirer…
Le brigadier attendait. Elle est sortie de sa torpeur.
— Ce monsieur ? a-t-elle soupiré. Oh ! c’est un ami…
Simplement.
Le brigadier a hoché la tête… Il s’est levé, a murmuré des paroles de condoléances et il est parti… Jacqueline est remontée près de sa mère. La petite Jeanne est allée chercher le curé. D’habitude, quand je participais à un coup saignant, je n’assistais pas à tout ce branle-bas ; au contraire, je me dépêchais de mettre les bouts !
C’est ce que j’ai décidé de faire. Je venais de donner une preuve de ma loyauté aux amis. À eux de conclure. Moi, je me retirais de la compétition, purement et simplement. Je leur abandonnais même ma part de gâteau, si jamais ils parvenaient à récupérer les cailloux. Qu’ils se débrouillent avec Maurice ! Je raconterais à Max que la gendarmerie me tenait à l’œil et qu’il m’était impossible de mener ma mission à bien. Tant pis s’il renaudait…
J’ai surpris le regard inquisiteur du père Victor. Il était assis dans le fond du bureau et m’observait derrière ses satanées petites lunettes à reflets bleutés.
— Vous êtes un salaud ! m’a-t-il déclaré tout de go.
J’ai marché sur lui, les poings serrés. Je ne pouvais supporter ce bonhomme.
— Vous dites ?
Il avait la témérité des faibles.
— Que vous êtes un salaud ! Voilà plusieurs jours que j’avais envie de vous le dire.
Sa tranquillité absolue m’a déconcertée, je l’avoue. Qu’est-ce qu’il lui prenait, à ce vieux crabe, de m’insulter à un moment pareil ? Il ne pouvait pas savoir que…
— Pourquoi me dites-vous ça ?
Il a haussé les épaules.
— Je ne sais pas ; c’est plus fort que moi. En vous voyant rappliquer ici, j’ai senti que vous ameniez le malheur !
— Bougre de vieux con !
— Vous pouvez m’insulter, je m’en moque. Je prends ça de la part de qui ça vient !
— Non, mais vous avez fini, hein ?
Je l’ai saisi par les revers fripés de sa blouse grise. Il puait le vieux tabac, le mauvais vin, le rance, l’homme fini… Il pesait une plume. Rien que d’une main, je le faisais virevolter.
Sa moustache brûlée par ses mégots était la chose la plus répugnante qu’on pût imaginer. Son béret vacillait sur sa tête.
Il ne disait plus rien, pourtant il n’avait pas exactement peur.
Je l’ai flanqué dans un fauteuil.
— Guenille !
— Dites toujours. Moi je sais une chose…
— Ah oui ?
— Oui. Vous finirez sur la guillotine ! C’est écrit sur votre cou !
Je n’ai pu me contrôler cette fois. J’ai flanqué un coup de pied dans le fauteuil. Le siège a basculé et le père Victor a fait un valdingue par-dessus le dossier… Il a perdu son béret, ses lunettes… À quatre pattes, il s’est mis à les chercher en marmonnant des injures.
Il était grand temps que je parte.
Dehors, mon excitation est tombée brusquement. J’ai été chaviré par l’odeur du jardin. Il sentait le cimetière sous la pluie.
J’ai descendu lentement l’allée menant à l’atelier… Cette odeur me faisait mal.
Une fenêtre s’est ouverte au premier étage. Le bruit m’a fait me retourner. J’ai aperçu Jacqueline accoudée à la barre d’appui.
— Lino !
J’ai continué mon chemin, sans répondre.
— Montez, Lino !
Encore deux pas et j’atteignais la porte de la fabrique de masques.
Je me suis arrêté.
— Lino, je vous en supplie…
J’ai fait demi-tour.
Elle m’attendait sur le palier.
— Vous alliez où ?
— Je partais…
— Où ?
— Loin d’ici…
— Venez, je crois que ma mère reprend connaissance…
Était-ce la même fille qui, il y a un instant, m’avait abreuvé d’insultes ? Elle était calme, soumise.
Je suis entré dans la chambre. Sylvie se tenait agenouillée au pied du lit, les coudes sur la courte-pointe, regardant sa mère… Mme Broussac n’avait pas repris connaissance, mais ses paupières s’étaient légèrement soulevées, laissant passer un regard éteint.
— Maman, a chuchoté Jacqueline, maman, tu m’entends ?
La moribonde n’a pas sourcillé…
— Elle ne… ai-je commencé.
Mais une voix m’a stoppé.
La voix d’un être immatériel, lointaine, imprécise…
— Maurice…
Sylvie a relevé la tête. Jacqueline s’est avancée vers le lit.
Les lèvres de Mme Broussac remuaient à peine. Elle donnait un son à sa respiration, elle l’articulait, si je peux dire.
— Maurice… Tu… es là ?
Le silence faisait le bruit d’une flûte conservant une note haute. Il nous sifflait dans les oreilles…
— Tu es là, Maurice ?
Jacqueline a eu un mal fou pour murmurer d’une voix brisée par l’émotion…
— Oui, Maman, il est là !
Ses yeux s’étaient enfoncés loin, loin au fond de ses orbites immenses. Son teint était cireux, sa bouche rentrée, comme si elle aspirait ses lèvres…
J’ai vu un léger frémissement habiter sa main droite posée le long de son corps.
Alors je me suis jeté à genoux. J’ai pris sa main dans les miennes et j’ai mis ma tête contre les veines saillantes qui la sillonnaient.
Comment avait-elle dit, Jacqueline ? « Les autres ne font que mourir ; vous, vous agonisez ! »
Dans la main glacée de Mme Broussac coulait la vie, goutte à goutte… à un rythme qui se ralentissait. La vie ! Je commençais à comprendre… Oui, la vie… De la lumière, des pensées… Comment n’avais-je pas pigé plus tôt ! Parbleu : la vie !
Je comprenais maintenant cette chaîne de chair qui remontait à la nuit des temps et qui dévalait le cours des âges en un torrent confus. Des vivants qui faisaient d’autres vivants… Et ainsi de suite… Et puis qui mouraient en laissant un vide aussitôt comblé… Cela, je l’avais admis avant… J’y voyais même une preuve que tuer était un acte sans grande importance…