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Seulement, je n’avais pas réalisé la Vérité. Et la vérité, c’était que deux vies sont trop précaires pour pouvoir se détruire… Justement. Oh ! je voudrais vous faire comprendre… Nous n’avons pas des existences individuelles, mais nous partageons une vie commune. La vie, c’est une mangeoire collective. En tuant des vies, je tuais la vie : la mienne et celle des autres. Jacqueline avait raison.

Mme Broussac ne disait plus rien. Je l’ai regardée. Il y avait comme un sourire sur ses lèvres. Je crois qu’elle m’avait possédé avant de partir… Comme sa fille l’avait dit, elle n’avait jamais su garder pour elle une seule minute de son existence.

Sa dernière, elle me l’avait consacrée. Son visage paraissait tout petit, tout petit… Son nez était pincé. L’air n’y passerait jamais plus. Elle avait fini d’avaler ses lèvres et elle riait en dedans… Il ne restait qu’une petite barre de regard mort sous ses paupières. Jacqueline les a abaissées. Le visage de la vieille dame a comme disparu, soudain. Ce qui restait d’elle ressemblait aux embryons de masques que débitait le père Victor en appuyant sur la pédale de sa presse.

— Elle est morte ! a dit Jacqueline.

— Maman est morte ! a hurlé Sylvie en quittant la chambre.

Elle est partie en courant comme une folle à travers la maison. Elle criait « Maman est morte ! Maman est morte ! »

Je suis allé me foutre contre le mur. J’ai mis ma tête sur mon bras, et j’ai pleuré de toutes mes forces ce lambeau de ma vie qui gisait sur le lit.

CHAPITRE XVI

Nous nous sommes mis à la veiller tous les trois. Pas dans sa chambre, il paraît que ça ne se fait plus, mais dans la salle à manger. Vers deux heures du matin, Sylvie, à bout de forces, s’est endormie dans le grand fauteuil et, pour la laisser reposer, Jacqueline et moi sommes passés dans le bureau.

Nous n’avions rien dit. Jusqu’à une heure avancée, il y a eu des allées et venues : le curé, les derniers amis, des voisins curieux… Ensuite, nous étions trop abrutis pour parler.

Mais une fois dans le bureau, l’atmosphère s’est un peu détendue entre nous. Jacqueline s’est assise derrière le grand meuble à volet, à la place qu’occupait sa mère. Il y avait encore les lunettes de Mme Broussac sur un registre noir.

— Qu’est-ce que vous allez devenir ? ai-je demandé à Jacqueline…

Elle a hoché la tête.

— Je ne sais pas…

— Vous n’allez pas rester ici ?

— Probablement que si…

J’ai frémi. Je la voyais, après des années, grisonnante, pâlie, amaigrie, soucieuse, avec des lunettes sur le nez, des factures embêtantes étalées sur le cuir râpé du bureau… Cultivant des souvenirs dans la grande maison décrépite…

Rêvant à sa jeunesse perdue… Évoquant peut-être ce gangster qui avait traversé sa piètre existence comme un coup de tonnerre traverse le ciel…

— Il ne faut pas…

— Pourquoi ?

— Ici, c’est un cimetière…

— Croyez-vous qu’on soit si mal que ça dans les cimetières, Lino ?

Fichtre non ! On y était même plutôt bien… J’avais eu le temps d’en savourer la torpeur, la troublante quiétude.

— Il faut vivre !

— C’est vous qui me dites ça ?

— Oui, c’est moi… Partez avec votre sœur, bazardez tout et allez travailler ailleurs… Même comme bonniche de bistrot, si vous ne trouvez rien de mieux…

— Nous ne penserons jamais la même chose, vous et moi…

J’ai secoué la tête.

J’ai questionné :

— Dites, Jacqueline, vous semblez avoir moins de chagrin que votre sœur…

Elle a fermé les yeux.

— Ça vous choque ?

— Non.

— Je sais, je suis un salaud de vous dire ça, étant donné ma part de responsabilité dans cet… accident !

— Non. J’ai un chagrin infernal, Lino. Mais il est tempéré par une sorte de soulagement. Maman était une écorchée vive… À cause de Maurice, elle vivait un calvaire permanent. Quand elle s’est aperçue qu’il l’avait volée, je crois qu’elle a souhaité la mort. C’était le bout de la nuit ! Maintenant Dieu s’occupe d’elle !

J’ai secoué la tête.

— Dieu ? Non, ce n’est pas vrai… S’il y en avait un, il n’aurait pas toléré l’existence d’ordures telles que votre frère et moi ! Ou alors c’est pas un bon Dieu ! Maintenant, je crois que celui de la Croix, ça n’était qu’un brave homme, tout simplement !

Elle n’a pas répondu. Nous sommes restés un temps infini dans le silence, dans la pénombre. La pièce n’étant éclairée que par le réflecteur du bureau.

— Lino…

— Oui ?

— Je ne sais pas pourquoi, je n’ai plus la force de vous haïr…

— Merci.

— Je crois qu’en réalité c’est Maurice l’assassin !

— Je le crois aussi.

— Vous, vous avez été un rouage de cette machinerie que mon frère a mise en mouvement.

— Vous expliquez bien les choses…

— Je les explique comme je les comprends !

— Alors vous les comprenez…

Elle a eu une moue incrédule. Elle était blasée, dolente.

— Lino…

Mon prénom lui procurait, je ne sais pourquoi, une sorte de bizarre satisfaction.

— Lino, est-ce que vous allez tuer Maurice ?

Je ne m’étais pas encore posé la question.

J’ai hésité.

— Non.

— Vous ne tuerez plus personne ?

— Non.

— Vous continuerez votre existence de forban ?

— Ça oui, sûrement… Je ne suis pas capable de faire autre chose. Mais je ne tuerai plus…

— À cause de…

— Oui, à cause d’elle, là-haut. Je n’ai pas honte de le dire…

Jacqueline a exhalé un long soupir.

— Vous me le jurez ?

— Ça n’est pas la peine. C’est comme ça, voilà tout ! Je ne pourrai plus tuer…

— Alors la mort de ma mère aura donc servi à quelque chose ?

— De ce côté-là, oui…

Il y a eu une grande plage de silence.

— Vous croyez que l’accident sera relaté dans les journaux ? ai-je demandé.

— Évidemment, le correspondant d’ici est venu, vous l’avez vu…

— Alors Maurice sera là demain ?

— Probablement, s’il lit la presse.

— Il la lit. Dans notre job on ne fait que ça…

— Vous ne croyez pas qu’il devinera ?

— Non. Il pensera plutôt à une vengeance de la bande…

— Que ferez-vous quand il sera là ?

— Je lui demanderai les bijoux, afin de calmer les autres…

— Et puis ?

— Et puis, je n’en sais rien…

* * *

C’est vers midi, le lendemain, que Maurice s’est manifesté. Le téléphone avait retenti toute la matinée à cause des gens qui apprenaient la chose… Pourtant, lorsque ç’a été lui, il m’a semblé, bêtement, que la sonnerie avait un autre bruit. Elle faisait signal d’alarme.

Jacqueline a répondu. Elle a rougi et m’a promptement regardé.

— Allô ! Oui, c’est Jacqueline… Bonjour, Maurice… Tu as lu la presse ?

— Elle est morte, oui ! Je pense que les funérailles auront lieu demain après-midi… Où es-tu ?

Il n’a pas dû répondre à cette question. Elle a enchaîné aussitôt.