Robert Charles Wilson
Le vaisseau des Voyageurs
Prologue
« Ce soir, déclara le président des États-Unis, de par le monde, les hommes tournent leur regard vers le ciel, et une foule de questions se pressent à leur esprit. »
C’est vraiment le moins que l’on puisse dire, songea Matt.
Il observa le visage solennel du Président dans l’aura bleutée du téléviseur. L’homme avait vieilli depuis le début de son mandat, mais il semblait surtout avoir pris un sérieux coup de vieux au cours des deux dernières semaines.
Matt augmenta le volume et ouvrit la baie vitrée donnant sur le jardin.
L’air froid s’engouffra dans le salon. Le thermostat réagit aussitôt et les radiateurs commencèrent à se réchauffer. Matt écouta distraitement le métal chaud crépiter pendant les longues pauses du Président.
Le ciel nocturne s’était enfin éclairci. Pour la première fois depuis le début de ce mois de mars pluvieux, Matt pouvait voir de ses propres yeux le phénomène qui terrifiait le monde. Il avait vu des photos sur l’écran de son Sony quarante-huit centimètres, bien sûr. Mais c’était la télévision. Une image de synthèse. Là, il s’agissait de son jardin. En direct. Du ciel au-dessus de Buchanan, Oregon : sans lune, sombre, et éclaboussé d’étoiles.
Il regarda sa montre. 22 h 05. Sur la côte Est, dans la capitale, il était 1 heure passée. Il y avait déjà plusieurs heures que le Président avait fait son discours. Rachel, la fille de Matt, était à son cours de claquettes lors de la première diffusion. Elle répétait sur des airs de Scott Joplin pendant l’annonce de ce qui se solderait peut-être, qui sait, par une apocalypse. Matt avait tout enregistré. Les chaînes en présentaient des extraits toutes les heures, mais il préférait qu’elle en voie l’intégralité. Surtout ce soir. Avec ce ciel clair…
Il se tourna brièvement vers la conque chaude de la maison.
— Rachel ? Ça devrait être bon, maintenant, ma chérie.
Rachel, claquemurée dans sa chambre depuis le dîner, réarrangeait l’album de famille. Ses contrariétés, ses peines, Rachel les oubliait dans ces vieilles photos qu’elle étalait sur son lit et observait un temps avant de les replacer dans un ordre différent soi-disant plus rationnel. Matt ne s’y était jamais opposé, même s’il n’aimait pas la voir s’abîmer ainsi dans le passé, déplier l’histoire familiale comme une carte routière, comme si, quelque part, elle s’était trompée de direction.
Mais ce rituel avait aussi sur elle un effet apaisant et pour rien au monde il n’aurait voulu la priver de la moindre miette de réconfort. Elle n’avait que sept ans quand Celeste était morte, et le souvenir de sa mère, si triste fût-il, pourrait peut-être la soutenir pendant cette crise. Du moins l’espérait-il.
Elle sortit de sa chambre déjà prête à se coucher : chemise de nuit et robe de chambre de flanelle rose. Une tenue confortable, rassurante. Rachel avait seize ans, et Matt s’étonnait parfois qu’elle ait grandi si vite ; c’était le refrain de tous les parents, d’accord, mais il avait la sensation qu’elle avait réellement poussé comme un champignon. Pas ce soir, toutefois. Ce soir, avec cette vieille robe de chambre, on lui aurait donné à peine douze ans. Elle leva vers lui un regard sombre, un peu fâché. Peut-être avait-elle vraiment douze ans, dans sa tête. Ne m’oblige pas à voir ça. Je ne suis qu’une gosse.
Ils sortirent ensemble dans la nuit.
« Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, disait le Président, la Terre est baignée d’un nouveau clair de lune. »
— Le ciel a vraiment l’air immense, remarqua Rachel.
Plus immense qu’il ne l’avait jamais été, songea Matt. Plus hostile, aussi. Mais cela, il le garda pour lui.
— C’est une belle nuit.
— Fraîche.
Elle resserra frileusement les bras sur sa poitrine.
La maison était située sur une colline, et Matt avait toujours apprécié la vue plongeante qu’elle offrait. Il montra, par-delà une dizaine de toits sombres, une crête où un bouquet de Douglas s’entrelaçait aux étoiles.
— On devrait le voir par là.
« Beaucoup d’entre nous, face aux récents événements, ont cédé à la panique. J’ai sur mon bureau des rapports d’émeutes, de mises à sac. Cette attitude est peut-être compréhensible, mais elle nous est fortement préjudiciable. Notre nation est, par tradition, forte et équilibrée. Si nous avons survécu à Pearl Harbor, si nous avons su adroitement manœuvrer à Bull Run, il serait absurde de nous abandonner aujourd’hui au désespoir. »
Mais la flotte américaine avait été décimée à Pearl Harbor, et l’armée nordiste avait paniqué à Bull Run ; et puis, de toute façon, se dit Matt, on n’avait pas affaire à une guerre, cette fois-ci. Mais à une situation sans précédent.
Rachel se pressa étroitement contre lui.
— Tu as peur ? demanda-t-il.
Elle acquiesça en silence.
— Il n’y a pas de honte ; on a tous un peu peur, tu sais.
Elle agrippa fermement sa main, et Matt éprouva une brusque bouffée de colère froide.
Je vous hais, dit-il au ciel vide. Vous n’avez pas le droit d’effrayer ma fille comme ça.
La voix presque métallique du Président résonnait étrangement sous les étoiles printanières.
« Selon nos scientifiques, nous avons parcouru une longue route depuis l’aube de la vie sur cette planète. Nos visiteurs, quels qu’ils soient, ont dû suivre une évolution similaire. Peut-être sommes-nous à leurs yeux aussi étranges qu’ils le sont aux nôtres… ou peut-être pas. Peut-être nous considèrent-ils comme de distants cousins, pourquoi pas ? Peut-être très, très distants, mais pas totalement étrangers. Je souhaite que ce soit le cas. »
Mais vous ne pouvez pas en être sûr, songea Matt. Ce n’était qu’un vœu pieux, optimiste. Pour l’instant, personne ne pouvait savoir.
Une porte s’ouvrit et se referma en claquant. Nancy Causgrove, leur voisine, sortit de chez elle. Le projecteur jaune de son jardin lui donnait un teint bilieux, maladif. Elle versa du lait dans la soucoupe de Sookie, son gros chat tigré qui devait se promener dans le quartier.
— Bonsoir, dit Rachel d’un ton morne.
Mme Causgrove répondit d’un mouvement de tête… puis releva les yeux.
« Quand j’étais enfant, continua le Président, nous passâmes une année nos vacances dans les Adirondacks. Nous avions un bungalow près d’une rivière. Une rivière large, au courant lent ; j’ai oublié son nom. Cet été-là, j’avais dix ans, et je pensais que nous étions seuls, aussi loin de la civilisation qu’il était possible de l’être. Or cette rivière me réserva des surprises. Elle était très peu fréquentée, mais de temps à autre quelqu’un passait : un promeneur le long de la rive ou un canoë quand le courant plus rapide le permettait. J’appris peu à peu à vaincre ma timidité vis-à-vis de ces visiteurs, à sourire et à agiter la main, et toujours ils souriaient et me saluaient en retour. Parfois ils s’arrêtaient, et nous leur offrions une tasse de café ou un repas. »
Le Président s’interrompit et, un instant, on n’entendit plus que les coassements des grenouilles qui montaient depuis le froid marécage de la vallée.
« Je suis convaincu que notre Terre est comme ce bungalow. Nous sommes seuls depuis très longtemps, mais il semble qu’une rivière coule près de chez nous, et que des gens l’empruntent. Notre premier instinct est d’aller nous cacher ; nous nous sentons un peu timides après tout ce temps loin du monde. Mais nous avons aussi envie de sourire, de dire bonjour et de croire que l’étranger est animé de bonnes intentions. Et je pense que ceci est une force. Je pense que ce désir nous permettra de franchir cette crise, et je vous engage vivement tous à cultiver ce sentiment dans votre cœur.