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Plus tard, Beth se rendrait compte qu’elle avait vu les deux facettes de Joey Commoner, ce soir-là. Joey, le vrai dur : celui qui avait traité cette montagne de chair de « trou-du-cul bigleux » et qui l’avait attaquée avec l’inconscience d’un ouistiti chargeant un rhinocéros. Joey n’avait été que dents, ongles et genoux pointus à tel point que Beth avait tout d’abord eu peur pour le malabar.

Et puis Joey le vulnérable, le petit garçon. Joey qui saignait sur le trottoir.

Elle avait eu envie de le materner, envie de s’offrir à lui. Des pulsions contradictoires qui lui avaient donné l’impression que le sol se mettait à tourner.

— Et si tu me ramenais chez moi ? dit-elle.

— Quoi ?

— Ramène-moi chez moi et je m’occuperai de ta lèvre. J’ai des pansements et ce qu’il faut. Je m’appelle Beth Porter.

Il monta sur sa moto.

— Je sais. On m’a parlé de toi.

Allons bon. Toujours la même chanson. Elle pouvait dire adieu à ses espoirs de maternage et autres.

Il fit vrombir le moteur.

— Allez monte !

Elle s’exécuta sans hésiter, trop heureuse de l’aubaine. Ses cuisses pressèrent le siège de cuir.

— Joey Commoner, annonça-t-il.

— Salut, Joey.

Rugissement du moteur.

Ce soir, ils franchirent le pont qui enjambait le Petit Duncan et, après avoir quitté la route, ils traversèrent un lotissement désert pour rejoindre la rive. Beth sauta de la moto. Joey coupa le moteur et poussa la Yamaha jusqu’à la berge derrière les piles du pont.

Il régnait une atmosphère de paix. Les criquets, le long de la rive, se turent abruptement. Beth écouta le silence.

Le Petit Duncan suivait son lit de pierres jusqu’à l’océan. Au sud, par-delà les champs, par-delà l’usine hydroélectrique, les lumières des habitations semblaient lointaines, inaccessibles – derniers vestiges de civilisation. Au nord, sur l’autre rive, on n’apercevait que les mauvaises herbes et les parkings crasseux de la zone industrielle tassée en bordure de route. À l’est : le Duncan sinuant au pied du mont Buchanan. À l’ouest : le cimetière.

Joey savait ce que tout lycéen de Buchanan savait : en suivant le Petit Duncan jusqu’au-delà de ces contreforts de pierre, au-delà des marécages, on pouvait pénétrer clandestinement dans le cimetière de Brookside après la fermeture des portes.

Joey sortit la bombe de peinture rouge cerise du sac qu’il froissa en boule avant de le jeter dans l’eau ruisselante de clarté lunaire, et la coinça sous sa ceinture afin de garder les mains libres.

Beth lui emboîta le pas le long de la berge. Elle connaissait suffisamment Joey pour deviner qu’il n’était plus question de parler, pour l’instant. Plus de mots ; place à l’action.

Joey lui donnait parfois l’impression de penser uniquement avec son corps. Elle dut crapahuter pour se maintenir à son rythme alors qu’il progressait dans les buissons et les rochers jusqu’aux abords herbeux du cimetière. Il avançait avec une agilité fiévreuse. Si ses gestes étaient des idées, songeait Beth, elles seraient étranges – vives, délirantes, inattendues.

Peut-être seraient-elles des rêves. La nuit commençait à prendre un tour presque irréel, même pour Beth. Le vaisseau était accroché dans le ciel comme une grosse lune. Il paraissait légèrement jaune, ce soir, couleur pleine lune d’équinoxe. Beth, comme tout le monde, avait peur du vaisseau, mais il lui procurait aussi une étrange exaltation. Suspendu dans le ciel au-dessus d’elle, projetant sa clarté sur le gazon et les pierres tombales, il interdisait tout sentiment de confort, de sécurité. Selon Beth, les gens menaient des petites vies stupides dans des petites maisons stupides, mais cette nouvelle lune était venue leur rappeler qu’ils vivaient au bord d’un précipice. Elle redonnait une dimension vertigineuse à la vie de chaque jour. C’était pour cette raison que les gens la haïssaient.

Joey avançait plus vite qu’elle. Il progressait dans l’ombre des arbres, montant vers les trois mausolées de pierre où les plus éminentes familles de Buchanan avaient à une époque entreposé leurs morts. Trop bons pour l’inhumation, les corps avaient été enfermés dans ces boîtes de pierre. Beth trouvait ça doublement macabre. Une fois, par un doux après-midi printanier, elle avait regardé par la mince ouverture grillagée, elle avait espionné l’obscurité d’un de ces tombeaux, un édifice de la taille d’un garage érigé à la mémoire de la famille Jorgenson. L’air hivernal stagnait encore dans le mausolée glacé. Elle le sentit sur son visage, comme un souffle. Ce devait être l’hiver perpétuel, là-dedans, songea-t-elle avant d’avoir un mouvement de recul instinctif mêlé de crainte et de respect.

Un respect que ne partageait manifestement pas Joey. Il approcha la bombe de peinture rouge cerise du tombeau et commença d’appuyer sur le diffuseur.

Il travaillait vite. Beth, à l’écart, l’observait. Il couvrit un des murs du mausolée avec une collection de mots et de symboles pittoresques, à la vitesse d’une machine imprimant quelque indéchiffrable code. Les symboles n’avaient rien d’original mais Joey les faisait siens. Toutes sortes de croix : gammées, christiques, de David et ansées, et autres têtes de mort ou symboles de paix. Elle n’arrivait pas à saisir la signification que tout cela pouvait avoir pour lui. Peut-être aucune. C’était un acte de profanation pure, vide de sens. Le sifflement du spray évoquait le bruit des feuilles malmenées par le vent nocturne.

Il se tourna ensuite vers les tombes, se déplaçant si vite à flanc de coteau qu’elle avait du mal à le suivre. Il pulvérisait des X rouges sur les noms et les dates. De temps à autre, il s’arrêtait le temps de dessiner un svastika ou un point d’interrogation. À la lumière du vaisseau, la peinture rouge paraissait plus sombre, presque brune, voire noire, sur ces froides pierres blanches.

Ce devait être comme une pulsion sexuelle pour lui, songea-t-elle. Tous ces gestes frénétiques. Une éjaculation de peinture.

L’idée prêtait à rire, mais elle était pourtant plus proche de la vérité que Beth ne l’imaginait. Une fois la bombe vide, Joey la jeta vers le ciel – au vaisseau, peut-être. Elle monta très haut et retomba bruyamment parmi les tombes. Beth s’approcha de lui, et alors qu’il se retournait elle distingua son jean tendu par son érection. Elle en éprouva un frisson à la fois d’attirance et de répulsion.

Il la renversa – et elle se laissa culbuter – dans l’herbe haute, à l’orée du bois. Il était tard, ils étaient seuls, et l’air était chargé d’électricité propre à glacer le sang. Un vent frais soufflait de l’océan, porteur d’odeurs de nuit et de sel. Elle se souleva pour l’aider quand il lui retira son slip. Sa respiration était saccadée, âpre. Son sexe était aussi dur et froid que la nuit. Elle eut mal une seconde. Pas plus…

Était-ce ce qu’elle attendait de lui ? Était-ce pour cette raison qu’elle avait adopté Joey Commoner à la façon dont un alcoolique adopte la bouteille ?

Non. Pas seulement. Pas seulement pour ce va-et-vient brutal, ce bref moment d’oubli et cet épilogue poisseux.

Joey était dangereux.

Elle le voulait non pas en dépit, mais à cause de ça.

C’était une pensée inconvenante et troublante, uniquement permise dans le calme neutre qui succédait à l’orgasme.

Il remonta son pantalon et s’assit près d’elle. Soudain gênée par sa propre nudité, Beth rabaissa sa jupe. Baiser dans un cimetière, songea-t-elle. Dieu du ciel.

Elle suivit le regard de Joey dans la nuit. De la colline, elle pouvait voir les lumières du centre de Buchanan et le scintillement nocturne de l’océan.