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— Un jour, on fera quelque chose de grand, déclara Joey.

Il lui arrivait souvent de prononcer cette déclaration solennelle. Beth comprenait à quoi il faisait allusion. À quelque chose de vraiment dangereux. De vraiment odieux.

Il posa le bras sur ses épaules.

— Toi et moi, dit-il.

Il était comme un animal indompté, se dit-elle. Un cheval, peut-être. Un cheval sauvage dont on arrive à gagner la confiance et qui se laisse monter. Monter la nuit. Jusqu’à quelque endroit perdu. Au bord d’une falaise. Elle ferma les yeux et visualisa la scène. Se vit en train de chevaucher Joey le cheval sauvage et s’arrêter à la lisière d’une falaise crayeuse. Longue envolée jusqu’à la terre du désert. Une nuit étoilée comme ce soir. Rien que Beth et son cheval sauvage et cet abîme béant, sans fond.

Et elle l’éperonna avec ses talons.

Et il bondit.

Plus tard, ils aperçurent les phares du petit kart de golf que le gardien promenait tous les soirs dans le cimetière ; ils dévalèrent la colline à travers les tombes, traversèrent les marécages et atteignirent la ravine sombre où coulait la rivière.

Beth crut entendre les exclamations outrées du gardien qui découvrait l’acte de vandalisme, mais ce n’était probablement dû qu’à un excès de zèle de son imagination. Pourtant, l’idée l’amusa. Elle éclata de rire.

Joey fonçait dans les petites rues de Buchanan, le long des maisons où sommeillaient les gens honnêtes. Ils passèrent devant celle de Miriam Flett, qui se retourna dans son lit, brièvement réveillée par le vacarme de l’engin et le rire un peu fou de Beth Porter, et qui songea dans son sommeil que la ville, décidément, filait un très mauvais coton.

3

Machines

Jim Bix était laid, de cette même laideur qu’on avait attribuée à Lincoln : pénétrante, remarquable.

Il avait le visage long et grêlé. Ses yeux, quand ils dardaient sur vous le rayon de son exceptionnel pouvoir de concentration, ressemblaient à deux œufs pochés sertis dans des coquetiers de chair et d’os. Ses cheveux, coupés en brosse, mettaient bien ses oreilles en évidence ; des oreilles qui n’évoquaient pas seulement les anses d’une amphore – c’était la première image qui venait à l’esprit – mais plus précisément celles d’une amphore façonnée par des petites mains malhabiles dans une maternelle, ou bien ratée par un potier atteint de la maladie de Parkinson.

C’était aussi un visage aux émotions transparentes. Quand Jim Bix souriait, il vous donnait envie de sourire avec lui. Quand il riait, vous ne pouviez pas ne pas l’imiter. Cette honnêteté forcée ne jouait pas toujours en sa faveur. Les tables de poker lui étaient bien sûr interdites. Et s’il lui arrivait de mentir, personne n’était dupe. Matt avait un jour été témoin d’une de ses tentatives malheureuses : Jim s’était accusé d’avoir brisé un joli petit vase en pâte de verre afin de couvrir le responsable, le chien de la maison que Lillian ne supportait pas. Le mensonge avait été si mal ficelé et si manifestement forgé de toutes pièces que tous ceux présents avaient éclaté de rire – y compris Lillian. Jim, lui, avait piqué un fard et serré les dents.

Jim Bix, en d’autres termes, était un témoin dont on ne pouvait mettre la bonne foi en doute. Et Matt en avait pleinement conscience tandis qu’il écoutait les confidences de son ami. De la part d’un autre, Matt n’aurait pu le croire. C’était absurde. Énorme. Mais venant de Jim…

Matt ouvrit la porte quinze minutes avant minuit, ce soir d’août, et accueillit en cet homme laid et transparent un ami fidèle qui se trouvait également être le meilleur et le plus scrupuleux des pathologistes que Matt ait jamais connus. Jim accepta le café que lui proposait Matt et s’installa pesamment sur le canapé du salon. Il faisait un mètre quatre-vingt-huit, brosse comprise, mais ce soir, aux yeux de Matt, il paraissait plus petit ; ses épaules semblaient affaissées et ses sourcils tirés vers le bas par des poids invisibles. Il prit son café sans un mot et tint la tasse au creux de ses mains.

Matt attribua cette attitude à la fatigue. Six mois plus tôt, l’hôpital général de Buchanan avait été classé centre régional de traumatologie. C’est dire si l’administration se frottait les mains ; cette nomination entraînait inévitablement un prestige accru et un financement plus fiable. Au sein du personnel, les réactions étaient mitigées. On leur permit de commander le matériel dont ils avaient besoin – respirateurs, bronchoscopes ou autres – et de créer une nouvelle unité de soins intensifs en pédiatrie. Mais ils héritèrent aussi d’un bon nombre de cas difficiles qui auraient, d’ordinaire, été transférés à Portland. Quant au service de pathologie, ce changement avait signifié une surcharge de travail sans même que fût envisagé de personnel supplémentaire. Jim travaillait tous les soirs depuis pratiquement deux mois. Bien évidemment, il était épuisé.

Rachel était allée se coucher et un certain malaise se dégageait du silence de la maison fermée sur l’obscurité de la nuit. Jim s’éclaircit la gorge.

— Comment va Lillian ? demanda Matt, sans dire qu’il l’avait vue l’après-midi même.

— Bien, répondit Jim. Un peu… distante.

Il passa une main large dans ses cheveux fauchés.

— On ne vous voit plus beaucoup, toi et Annie, dernièrement.

— On n’a pas trop le temps de chômer, nous non plus. J’espère que tu pourras venir, vendredi.

— Vendredi ?

— Vendredi soir. Une petite réunion. Je t’ai appelé pour t’en parler, cette semaine.

— Ah oui, c’est vrai. Désolé, Matt. Oui, on essaiera de venir.

— On dirait presque que tu t’es descendu une bouteille.

Pas de réaction.

— C’est si grave que ça ?

Jim hocha la tête. Oui.

— Alors tu ferais mieux de m’en parler. Et bois ton café avant qu’il ne soit complètement froid.

— Quelque chose déconne, à l’hôpital, dit Jim. Et personne ne veut m’écouter.

Tout s’était passé très vite, expliqua-t-il.

Au début de la semaine, des médecins de l’hôpital s’étaient plaints que les résultats d’analyses, en hématologie, présentaient des anomalies. Des analyses classiques : numération de globules rouges, numération de globules blancs. Des patients à la limite de l’anémie présentaient par exemple des V.G.M. excessivement bas.

On reprit un nouvel échantillon de sang, de nouvelles analyses furent ordonnées, et Jim promit de superviser personnellement les résultats.

— Tout a été fait dans les normes. Je m’en suis assuré. Mais les résultats… c’était encore pire.

— À ce point-là ?

— Je ne pouvais pas remettre ces chiffres. Qu’est-ce que j’étais censé dire ? Je suis navré, docteur, mais d’après le labo votre patient est mort. Alors que le patient en question est assis dans la salle télé en train de regarder Les Jours de notre vie. Et le pire, c’est qu’il ne s’agit plus de quelques cas isolés – maintenant tous les résultats sont sabotés. Hématologie, hémostase, réponse immunitaire, groupes sanguins… D’un seul coup, on ne peut plus faire la moindre analyse sans obtenir des chiffres complètement farfelus.

— C’est un problème de labo, dit Matt.

— Parce que tu peux concevoir un problème qui foutrait tous les résultats en l’air, toi ? Pas moi. Mais j’y ai réfléchi. J’ai parlé au chef de clinique, et on est tombés d’accord pour envoyer les analyses les plus urgentes à d’autres labos jusqu’à ce qu’on repère le problème. Bon, c’est ce qu’on a fait. C’était il y a deux-trois jours. On a commencé à tout passer au peigne fin, à tout envisager. Une contamination bizarre qui viendrait des conduites d’aération. Une mauvaise stérilisation. Des à-coups dans le courant. On a tout nettoyé. On a sorti un échantillon de sang du freezer pour faire des analyses de base. Et les résultats étaient à peu près raisonnables.