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— Jusque-là, donc, c’est bon.

— Oui. Mais je n’étais pas entièrement convaincu. Alors on a prélevé du sang frais sur un donneur sain, et on a procédé à la numération cellulaire, à la numération hémoglobinique, à la numération de réticulocytes, à une fibrinogène plasmatique, à la numération des plaquettes, aux méthodes en un temps…

— Et tout déconnait, devina Matt.

— Non seulement ça déconnait, mais ça déconnait au point qu’on aurait aussi bien pu faire ces analyses sur un verre d’eau croupie.

Matt eut peur. Une peur hésitante, comme si une main glacée se posait sur sa nuque.

S’il existait une nouvelle pathologie, maintenant, et si elle était répandue au point de se manifester dans tous les prélèvements de sang de Jim… alors pourquoi personne d’autre ne s’en était-il aperçu ?

— Et ces analyses que vous avez envoyées ailleurs ?

— On n’a pas encore les résultats. Mais on a téléphoné aux labos privés. Ils sont désolés, mais les résultats ne semblent pas… très plausibles. Ils veulent savoir si les échantillons ont été endommagés d’une manière ou d’une autre, peut-être contaminés pendant le transport. Et pendant ce temps-là, le chef de clinique recevait un appel de l’hôpital d’Astoria. Est-ce que par hasard on aurait des problèmes de labo ? Parce que eux, oui. Et Portland aussi.

— Nom de Dieu…

— Voilà où on en était ce matin. C’est de la dinguerie, évidemment. Le standard du centre épidémiologique est en train de sauter. Cet après-midi, j’ai pris un échantillon de sang frais et je l’ai mis sous le microscope. Quelque chose a changé ? Eh bien oui. Il y a des corps étrangers, maintenant. Comme on n’en a encore jamais vu.

Matt reposa son café qui avait refroidi entre ses mains.

— Des corps étrangers ? Mais quoi ? Des virus ? Des bactéries ?

— Sur une lame, ils ressemblent à des plaquettes. Ils sont grosso modo de la même dimension.

— Et tu es sûr que ce ne sont pas des plaquettes ? Peut-être déformées d’une manière ou d’une autre ?

— Je ne suis pas bête à ce point-là. Ils ne s’agglomèrent pas. Ils se colorent différemment…

— Je ne remets pas ta compétence en cause.

— Ne te gêne surtout pas. À ta place, je n’hésiterais pas. Le plus bizarre, c’est que ces organismes n’étaient pas là la veille. Tu te rends compte ? Ils se reproduisent donc aussi vite que ça ? Ou bien est-ce qu’ils se cachaient ?

— C’est vraiment curieux, ton histoire. Si encore tu examinais du sang provenant de patients plus ou moins malades, d’accord, mais là… les patients sont en bonne santé ?

— Pour autant que je puisse en juger, ça ne rend personne particulièrement malade.

— Comment ça se fait ? Les globules blancs sont insuffisants ?

— Les globules blancs sont inexistants.

— C’est ridicule.

— Je ne te le fais pas dire ! On ne s’est pas gêné pour me le rappeler. Si tu attends que je t’explique ce qui se passe, tu perds ton temps. Je n’en sais foutrement rien.

— Mais c’est inoffensif ?

— Je ne dis pas ça. Je ne dis pas ça du tout. C’est une situation évolutive. Et ça me fout une trouille de tous les diables, si tu veux savoir. Tu sais ce que j’ai remarqué ? Je ne rencontre que des gens qui reniflent, en ce moment. Tu t’en es rendu compte aussi, je suppose, Matt ? Rien de sérieux. Mais ça frappe tout le monde. Va voir dans les pharmacies. C’est la ruée sur toutes les pastilles et remèdes contre le rhume. Mon pharmacien m’a confié qu’il était dévalisé en aspirine. Coïncidence, à ton avis ?

— Bon Dieu, dit Matt. J’ai à moitié vidé mon flacon de Dristan en un après-midi.

— Te frappe pas, acquiesça Jim. Moi aussi.

Annie avait été à demi enrhumée, aujourd’hui. Lillian aussi, d’ailleurs. Et Beth Porter.

Et Rachel. Mon Dieu, songea-t-il. Rachel.

Les deux hommes se regardèrent dans le brusque silence d’effroi partagé.

— Qu’est-ce que tu veux, Jim ? demanda Matt.

— Parler, c’est tout. Tous ceux à qui je m’adresse à l’hôpital veulent être rapidement fixés, sans détails, ou alors ils ne veulent même pas savoir. Et j’aimerais bien qu’on boive quelque chose. Et pas ce putain de café, non plus.

— Je vais chercher une bouteille.

— Merci.

Jim parut se détendre une minute.

— Tu sais pourquoi je suis venu te voir, en fait ?

— Non. Pourquoi ?

— Parce qu’il y a très peu de personnes saines, sur cette planète. Et que tu es justement l’une d’elles.

— Tu ne m’as pas attendu pour boire, on dirait.

— Je ne plaisante pas. Ça a toujours été mon opinion, à ton sujet. Matt Wheeler, un individu sain. Je ne te l’ai jamais dit, encore. Pourquoi attendre ?

Pourquoi attendre ? Une question qui en disait beaucoup plus que Jim n’en avait peut-être eu l’intention. Matt ne s’arrêta pas en s’avançant vers le bar, mais il demanda, aussi naturellement que possible :

— Tu crois qu’on est tous en train de crever ?

— C’est une éventualité, répondit Jim.

Ils discutèrent deux heures durant. La bouteille se vidait régulièrement. Toujours le même sujet. Ils n’arrivaient à aucune conclusion, et mettaient peut-être tout simplement la crédulité de l’autre à l’épreuve. Ce fut Jim, ivre d’alcool et de fatigue, qui utilisa le premier le mot « machines ».

Matt crut avoir mal compris.

— Des machines ?

— Tu as entendu parler de nanotechnologie ? Ils jouent avec les atomes, ils fabriquent des petits mécanismes, des petits leviers et un tas de choses ? On peut faire ça, maintenant.

— Et tu as des raisons de penser que c’est à ça que tu as affaire ?

— Qui sait ? Ça ne ressemble pas à une machine, mais ça ne ressemble pas à une cellule, non plus. On dirait des roulements à billes noirs et hérissés de pointes. Il n’y a pas de noyau, pas de mitochondrie, pas de structure interne visible avec le matériel de l’hôpital. Je serais curieux de savoir ce qu’un bon labo découvrirait s’il en disséquait un.

Un mince sourire se dessina sur ses lèvres.

— Des dispositifs et des leviers. Bordel ! Ou des petits ordinateurs. Comme des circuits intégrés subatomiques. Qui dirigent des algorithmes ou des nucléotides. Ou quelque chose qu’on ne peut même pas voir. Des circuits plus petits que l’orbite d’un électron. Des machines faites de neutrinos.

Il sourit encore, mais d’un sourire dénué de joie.

— C’est ce qu’on appelle des divagations éthyliques, remarqua Matt.

— Il y a deux avantages à être soûl. Tu peux dire tout ce qui te passe par la tête. Et tu peux dire l’évidence.

— C’est quoi, l’évidence ?

— Que cette saloperie d’engin dans le ciel n’est pas forcément étrangère à cette histoire.

Peut-être bien, songea Matt. Mais on incriminait le vaisseau de tant de choses, depuis la chaleur jusqu’aux érythèmes fessiers des bébés, qu’il se méfiait de ce genre de rapport hâtivement établi.

— Rien ne prouve que…

— Je sais à quoi ressemblent les maladies organiques. Là, on a affaire à quelque chose de fondamentalement différent. Ça n’est pas arrivé petit à petit, sur un mois, Matt. Mais en quelques jours. En quelques heures, presque. Les bactéries peuvent se reproduire très vite, aussi. Mais si c’étaient des bactéries, on serait déjà tous morts.