Cependant, si l’hypothèse de Jim était fondée…
— Non, dit Matt. Je ne veux pas penser à ça.
— Tu réagis comme le reste du monde.
— Non, c’est vrai. C’est beaucoup trop effrayant.
Son regard plongea au fond du verre.
— Je veux bien admettre ce que tu me dis. Mais si c’est en rapport avec le vaisseau – si ces choses sont déjà en nous –, alors la partie est perdue, non ? Quoi qu’ils cherchent, ils l’ont trouvé. On est foutus.
Un silence. Puis Jim reposa son verre sur la table basse et se redressa sur le canapé.
— Je suis navré, Matt. Je me suis comporté comme un salaud. Je suis venu là pour déverser mes problèmes sur toi. C’est injuste.
— Je préfère avoir peur que de ne rien savoir.
Il était tard. Ils avaient franchi les limites de la conversation productive. Matt n’osait pas regarder sa montre ; il commençait tôt, demain. Peste ou pas peste.
— Il faut que je dorme un peu.
— Je vais te laisser.
— Tu peux dormir sur le canapé. Lillian t’attend ?
— Je l’ai prévenue que je risquais de passer la nuit à l’hôpital.
— Arrange-toi pour passer un peu de temps avec elle, demain.
Jim acquiesça.
Matt lui donna une couverture qu’il sortit du placard de l’entrée.
— On est dans la merde jusqu’au cou, non ?
— Ça y ressemble.
Jim s’étira sur le canapé. Il posa ses lunettes sur la table et ferma les yeux. Son visage dépourvu de grâce pâlit.
— Matt ?
— Mmmh ?
— Le sang que j’ai étudié. Tu sais, l’échantillon frais ? Celui que j’ai observé sous le microscope ?
— Eh bien ?
— C’était le mien.
Matt savoura un long moment de sommeil nébuleux, alors que les révélations de Jim flottaient encore aux confins de sa conscience, comme une menace présente mais floue. Puis il se réveilla avec une sale migraine face à une réalité affreusement angoissante.
La matinée était belle, ensoleillée. Il se força à prendre une douche et à s’habiller ; ses vêtements lui donnèrent l’impression d’être taillés dans du papier de verre. Rachel préparait le petit déjeuner dans la cuisine. Des œufs au plat. Matt regarda son assiette, mais n’y toucha pas.
— Tu es malade ? demanda sa fille.
— Non.
À moins que nous ne le soyons tous.
Elle renifla.
— Le Dr Bix dort sur le canapé.
— Il prend son service à midi, seulement. On va le laisser dormir. Il en a besoin.
Elle lui décocha un regard intrigué puis abandonna le sujet.
Rachel croyait aux vertus d’un petit déjeuner maison, et insistait pour le faire elle-même. L’habitude s’était implantée pendant la maladie de Celeste et perpétuée après sa mort. Ce rituel quotidien avait sans doute constitué, pour Rachel, un exutoire à son chagrin. À présent, il ne s’agissait plus que d’une routine. Mais elle accomplissait sa tâche solennellement, comme elle l’avait toujours fait. Plus que solennellement. Tristement.
Depuis l’année précédente, elle semblait contaminée par le virus d’une mélancolie tenace et insidieuse ; Matt le remarquait à sa façon de s’habiller, de marcher, aux disques cafardeux qu’elle écoutait sur la chaîne qu’il lui avait offerte pour Noël. Pour ses dernières années de lycée, elle avait tout juste obtenu la moyenne – ses dons pour les études s’émoussaient sous le coup d’une dépression croissante.
Il chipota sur ses œufs tandis qu’elle allait s’habiller. Il la revit alors qu’elle s’apprêtait à sortir pour retrouver des amis au centre commercial. Il eut droit à un baiser distant.
— Comme d’habitude, pour dîner, ce soir ?
— Peut-être qu’on sortira, dit-il. Au Dos Aguilas. Ou au Golden Lotus.
Elle sourit, inquiète. Les choses sont-elles aussi graves que ça ?
Matt essaya de sourire en retour. Sans conviction. Oui, Rachel. Très graves.
4
Gros titres
LA TENTATIVE DE COUP D’ÉTAT : UN FAUX BRUIT
Une déclaration nous est aujourd’hui parvenue de la Maison-Blanche et du porte-parole des chefs de l’état-major démentant la préparation d’un coup d’État militaire.
Des manœuvres inhabituelles de divisions aériennes et d’infanterie autour de Washington avaient éveillé les soupçons dans certains milieux. La publication dans le Washington Post d’un document soi-disant issu clandestinement du bureau du général Robert Osmond de l’armée de l’air avait alimenté les rumeurs en début de semaine.
À la question de savoir si le Président évoquerait les faits dans son discours de vendredi à la nation, le porte-parole de la Maison-Blanche a répondu que le sujet n’appelait pas d’autres commentaires.
VANDALISME À BROOKSIDE
La police enquête sur les actes de vandalisme perpétrés la nuit dernière au cimetière de Brookside.
Les vandales, qui se sont apparemment introduits dans le cimetière après la fermeture des portes, ont profané plusieurs tombes à l’aide d’une bombe de peinture. Croix gammées et têtes de mort figurent parmi les symboles grossiers dessinés sur les tombes.
M. William Spung, le directeur du cimetière, a déclaré à l’Observer que le nettoyage des tombes demandera au moins une semaine d’efforts et occasionnera des frais importants.
Le chef de la police, M. Terence McKenna, reconnaît que ce genre d’affaire est souvent difficile à résoudre. « De tels actes sont en général commis par des adolescents », a déclaré M. McKenna. La police envisage la mise au point d’un programme pour les écoles locales destiné à éveiller le sens civique chez les jeunes.
Le motif du délit reste à définir.
LA GRIPPE DE TAIWAN EN MARS
D’après le centre de contrôle de santé d’Atlanta, la nation est victime d’une épidémie de grippe.
Des cas de « grippe de Taiwan » ont été signalés dans tout le pays.
La maladie ne serait, paraît-il, pas dangereuse. « Il est conseillé de faire provision de Kleenex », a déclaré, non sans humour, un responsable du C.C.S.A.
5
Washington
Le Président avait adopté une attitude tranquille – coudes sur le bureau, mains en flèche sous le menton – pour accueillir le secrétaire de la Défense dans le bureau ovale.
— Vous avez l’air en forme, Charlie, dit-il.
— Vous aussi, monsieur, répondit Charles Atwater Boyle.
Peut-être, songea le Président, avec un soupçon de scepticisme.
En vérité, Charlie Boyle était loin d’avoir une mine resplendissante. Des taches rouges apparaissaient sur ses joues, comme s’il était légèrement fiévreux ; ce qui était vraisemblablement le cas. Et ce rendez-vous semblait le mettre dans ses petits souliers – rendez-vous auquel le Président l’avait convoqué sans explication.
Formé à bonne école – l’armée et l’industrie bancaire –, Charles Boyle était passé maître dans l’art de l’impassibilité.
Toutefois, son masque de froideur impénétrable était en lui-même un indice du conflit qui faisait rage en lui. Ses célèbres yeux bleus glacés se tournaient régulièrement vers la gauche, comme s’il consultait quelque présence invisible.