— Ton diagnostic paraît sensé. Tu devrais peut-être envisager de faire médecine.
Elle sourit.
— On en saura plus quand on aura les résultats des analyses.
Le sourire disparut.
— Les analyses ?
Annie vint distraire Beth tandis que Matt effectuait un prélèvement vaginal. On eut droit à la plaisanterie habituelle : Pourquoi Matt rangeait-il son spéculum dans le congélateur ? Puis Beth bavarda avec Annie de son travail : elle vendait des pizzas et des tartes congelées au 7-Eleven. Rasoir au possible.
Matt étiqueta le frottis. Beth descendit de la table ; Annie retourna chez elle.
— Dans combien de temps est-ce que j’aurai les résultats ? demanda Beth.
— Sans doute demain après-midi, à moins que le laboratoire ne soit débordé. Je t’appellerai, si tu veux.
— Chez moi ?
Matt saisit le sens de la question.
Beth vivait toujours avec son père, un homme qu’il avait soigné pour une infection de la prostate à répétition. S’il n’était pas un mauvais homme, Bill Porter, réservé et vieux jeu, n’avait jamais donné à Matt l’impression d’avoir l’esprit particulièrement ouvert.
— Je peux t’appeler à ton travail, si tu me laisses ton numéro.
— Et si moi je téléphone ici ?
— Très bien. Demain vers 16 heures ? Je préviendrai la réceptionniste de me passer la communication.
Beth parut rassurée. Elle acquiesça puis les questions fusèrent : Et si c’était une blennorragie ? Combien de temps devrait-elle rester sous antibiotiques ? Faudrait-il qu’elle prévienne son… enfin, il comprenait, son ami ?
Elle écouta attentivement les réponses. À présent qu’elle avait retiré le casque de son Walkman, Beth Porter lui apparaissait comme une jeune femme plutôt vive et intelligente.
Intelligente mais perturbée. En pleine crise. Et fatiguée de l’être, à en juger par la lassitude qui transparaissait parfois dans ses yeux.
Elle avait vingt ans, songea Matt, et semblait à la fois bien plus âgée et bien plus jeune.
— Si tu as besoin de parler… commença-t-il.
— Ne me demandez pas de parler. Enfin, merci, mais… Je prendrai les médicaments, et le reste. Je ferai ce qu’il faut. Mais je n’ai pas envie d’en discuter.
Inflexible, quand elle voulait.
— Comme tu veux. Mais n’oublie pas d’appeler demain. Il faudra probablement que tu reviennes chercher l’ordonnance. Et on devra se revoir quand tu arriveras au bout du traitement.
Elle comprit.
— Merci, docteur.
Il data la fiche et la rangea dans son dossier. Puis, après s’être lavé les mains, il fit entrer Lillian Bix, sa dernière patiente de la journée.
Lillian n’avait pas eu ses règles et pensait être enceinte. Peut-être.
À trente-neuf ans, elle était la femme du meilleur ami de Matt. La conversation fut cordiale, bien qu’un peu gauche en raison de la timidité de Lillian. Elle en vint enfin au fait ; Matt lui donna un gobelet stérile et lui indiqua les toilettes. Lillian devint cramoisie mais suivit les instructions. Quand elle revint, il étiqueta l’échantillon pour l’analyse d’urine.
Lillian, assise face à lui, tenait son petit sac sur ses genoux. Matt avait souvent eu l’impression que tout, en elle, était petit : son sac, sa taille, sa présence dans la pièce. Peut-être était-ce pour compenser cette discrétion naturelle qu’elle avait épousé Jim Bix, un homme corpulent et exubérant.
Ils n’avaient jamais eu d’enfants, et Matt n’avait jamais évoqué le sujet, pas plus avec l’un qu’avec l’autre. À présent, armé de sa blouse blanche, il demanda à Lillian si cette hypothétique grossesse était intentionnelle.
— Plus ou moins.
Elle s’exprimait avec une concentration extrême.
— En fait… c’est plus la faute de Jim que la mienne. C’est toujours lui qui s’est occupé de… vous voyez ce que je veux dire. De la contraception.
— Et vous n’y étiez pas opposée ?
— Non.
— Mais on sait que les systèmes de contraception ne sont pas infaillibles.
— Oui.
— Que ressentez-vous face à une éventuelle grossesse ?
— Je suis ravie.
Son sourire, à défaut d’être énergique, semblait sincère.
— Il y a longtemps que j’y pense.
— Que vous y pensez vraiment ? Avec les couches, les biberons de nuit, les genoux couronnés et les vergetures ?
— Ça n’est jamais vraiment réel tant que ce n’est pas là. Je sais, Matt. Mais oui, je l’ai souvent imaginé.
— Vous en avez parlé à Jim ?
— Je n’ai même pas évoqué la possibilité. Je ne veux rien lui dire tant qu’il n’y a rien de sûr.
Un pli soucieux s’était dessiné sur son front quand elle regarda Matt.
— Vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ?
— Je ne peux pas à moins que vous ne me le demandiez. Secret professionnel.
— Même entre médecins ?
— Code d’honneur de la profession.
Elle eut de nouveau ce sourire fugace. Disparu sitôt apparu.
— Mais vous déjeunez toujours ensemble.
Jim était pathologiste à l’hôpital. Matt et lui avaient suivi ensemble leur année préparatoire de médecine. Ils aimaient se retrouver pour déjeuner dans un petit restaurant chinois, à cent mètres de là, sur Grove.
— Je serai peut-être dans mes petits souliers, c’est vrai. Mais pas longtemps. On devrait être fixés rapidement.
Il affecta d’inscrire quelques notes sur sa fiche.
— Vous savez, Lillian, parfois, chez une femme approchant de la quarantaine, il peut y avoir certaines complications…
— Je sais. J’en suis parfaitement consciente. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait des procédés pour découvrir certaines choses à l’avance.
Comprenant son angoisse, Matt s’efforça de l’apaiser.
— Si vous êtes enceinte, on surveillera attentivement votre grossesse. Il est inutile que vous anticipiez les problèmes.
Il n’y avait pas que cela… mais, sur l’instant, Lillian n’avait pas besoin d’en savoir davantage.
— Très bien, dit-elle.
Mais le pli soucieux était réapparu. Elle n’était pas tranquille. Pas heureuse, non plus. Loin s’en fallait. Il hésitait : devait-il lui tendre la perche pour qu’elle se confie davantage ou, par discrétion, ignorer son anxiété ?
Finalement, il reposa son stylo.
— Quelque chose vous tracasse ?
— Eh bien… Oui, trois choses, en réalité.
Elle rangea son mouchoir dans son sac.
— D’abord, ce dont nous venons de parler. Mon âge. Je suis inquiète. Et puis Jim, bien sûr. J’ignore quelle sera sa réaction. J’ai peur qu’il n’ait l’impression de… je ne sais pas. De perdre sa jeunesse, peut-être. Je ne suis pas certaine qu’il ait envie de ce genre de responsabilité.
— Peut-être pas. Mais Jim est tout à fait capable de s’adapter à la situation. Il adore choquer et s’amuser, c’est vrai, mais il prend son travail très au sérieux. C’est l’attitude de quelqu’un de responsable, non ?
Lillian acquiesça en silence et parut quelque peu réconfortée à cette idée.
— Et la troisième ? demanda Matt.
— Pardon ?
— Vous avez dit que trois choses vous perturbaient. Votre âge. Jim. Et… quoi d’autre ?
— C’est évident, non ?
Elle le regarda sans ciller.
— Quelquefois, la nuit, j’ouvre la fenêtre… et je vois cette chose dans le ciel. Ça m’effraie. Et puis ces gros blocs qu’ils ont mis dans les villes ; ces constructions bizarres, on ne sait même pas ce que c’est… Je les ai vus à la télévision. Ça n’a pas de sens, Matt. Comment appelle-t-on ça ? Un octaèdre. Un mot qu’on ne devrait jamais avoir à utiliser une fois qu’on a quitté l’école. Un octaèdre de la taille d’un paquebot posé en plein Central Park. Je ne peux plus allumer la télé sans voir ça. Et personne n’en connaît la signification. Tout ce qu’ils savent faire, ces journalistes, ces hommes politiques, c’est user leur salive pour en parler sans arrêt, mais tous ces discours ne mènent à rien. Alors bien sûr, on se pose des questions. Enfin, qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? Peut-être qu’être enceinte serait une manière de conjurer le mauvais sort. Ou une nouvelle raison de paniquer.