Dans la deuxième partie, Miriam fut surprise par une chose à laquelle elle ne s’attendait pas :
La notice nécrologique de son père.
C’était idiot d’être surprise. Elle avait tout organisé elle-même. Papa avait été un professeur technique respecté au collège local, et Miriam avait jugé que sa mort méritait d’être signalée dans l’Observer.
Mais la publication imminente de l’avis de décès, comme tant d’autres détails entourant la mort de papa, avait glissé de l’esprit de Miriam telle une goutte de rosée glisse d’une feuille.
La notice lui rafraîchit la mémoire. Elle avait tout indiqué sur son agenda : un rendez-vous avec le révérend Ackroyd pour organiser les détails du service religieux. Une visite au directeur des pompes funèbres de Brookside. Les faire-part aux amis et collègues de papa, dont il ne restait plus qu’une poignée encore en vie.
Il était mort dans la nuit de lundi, pendant son sommeil. Le médecin de l’hospice avait dit que son cœur s’était tout bonnement arrêté, comme un soldat fatigué qui rend les armes. Mais, n’ayant pas assisté à sa mort, elle ne pouvait encore tout à fait se faire à l’idée de son absence.
Désormais, plus de silencieuses et douloureuses visites à l’hospice. Fini ce sentiment affreux que, depuis l’attaque, il n’y avait plus rien dans le corps de papa ; rien qu’un appareil respiratoire.
Papa ne prononcerait plus jamais son nom, non plus. Pas la moindre chance. Plus d’odeur de savon à barbe, plus de cols de chemise empesés et immaculés.
Plus de Essaie de faire mieux, aujourd’hui, Miriam, alors qu’elle franchissait la porte pour se rendre à l’école, enfant puis adulte.
Après son attaque, papa n’avait plus été qu’un spectre couché dans ses draps blancs. En rendant l’âme, il avait évolué. Quand l’homme avait appelé de l’hospice de Mount Bailiwick pour lui annoncer le décès, Miriam avait été surprise par les souvenirs inattendus qui l’avaient assaillie : la maison sur l’avenue Cameron où elle avait vécu si longtemps, sa chambre, son dessus-de-lit et ses livres, le gonflement des rideaux de dentelle quand elle ouvrait les fenêtres par les chaudes nuits d’été.
Des choses auxquelles elle n’avait pas songé depuis une trentaine d’années.
En mourant, papa était retourné dans le monde de toutes ces choses perdues.
Douloureusement regretté par sa fille Miriam, disait la notice nécrologique. Une vérité incomplète. Toutes ces attentes insatisfaites qui l’avaient tenaillée, même dans la chambre de l’hospice – elles aussi étaient parties. Elle avait pleuré le soir de sa mort… mais, en son for intérieur, elle avait également éprouvé un soulagement et une jubilation enfantine, secrète.
Elle gardait ces sentiments par-devers elle.
Mais l’Œil, lui, naturellement, pouvait voir.
Elle rassembla les lambeaux du journal éviscéré pour les jeter à la poubelle, et rangea le volume dix à sa place sur l’étagère.
Elle se prépara ensuite une tasse de thé. Le soleil avait presque rejoint l’horizon. Le ciel était d’un bleu d’encre transparent, et l’Œil la surveillait déjà par la grande fenêtre.
Miriam tira les doubles rideaux.
Elle alluma la télévision et regarda les informations de 22 heures, un programme câblé de Portland. Mais les présentateurs, un homme et une femme, avaient à ses yeux l’air de deux gosses. Des gosses qui jouaient à se comporter comme des grands. Où étaient passés les adultes ? Morts, sans doute.
Elle se toucha le front du revers de la main.
J’ai vraiment de la fièvre, songea-t-elle. Au moins un soupçon.
Elle éteignit, vérifia que la porte d’entrée était bien fermée, et alla se coucher.
Le sommeil l’engloutit sitôt qu’elle eut tiré l’édredon sur ses épaules.
Elle ne bougea qu’une fois – après minuit, quand la moto de Joey Commoner passa à fond de train devant la maison, le rire de Beth Porter se mêlant au rugissement rageur de l’engin.
Miriam se retourna un peu nerveusement dans son lit et sombra de nouveau dans le sommeil dès que le bruit se fondit dans la nuit.
Elle rêva du cimetière de Brookside.
Au coucher du soleil, alors que Miriam Flett passait pensivement ses nombreux volumes en revue, Beth Porter, sur le parking du centre commercial de Ferry Park, se mouchait en attendant l’arrivée de Joey Commoner.
Elle s’interrogeait en fait sur la sagesse de sa présence en ce lieu. Elle avait chaud et se sentait ridicule avec son blouson de cuir. Elle aurait sans doute dû rester couchée chez elle. C’est vrai, elle était malade, après tout. Le Dr Wheeler le lui avait confirmé, non ?
Le parking était vide – vaste espace désert sous les dernières lueurs bleutées du jour.
L’air était encore chaud, mais le ciel avait cette profondeur, cette paix annonciatrices de la brise qui, vers minuit, soufflerait de l’océan.
Beth regarda sa montre. Il était en retard, bien entendu. Joey Commoner ! songea-t-elle. Petit con ! Radine-toi.
Mais elle ne savait toujours pas quelle attitude adopter à son arrivée.
L’envoyer se faire foutre ?
Peut-être.
Et lui tenir compagnie ?
Pourquoi pas ?
À Brookside ? Dans le noir, avec une moto et cette bombe de peinture qu’elle avait achetée pour la bonne raison qu’il lui avait demandé de le faire ?
Finalement… oui, peut-être.
Dix minutes plus tard, elle reconnut le bruit de sa moto qui quittait la route.
Il traversa le parking en effectuant d’intrépides virages, penché au point qu’il paraissait érafler ses coudes sur le bitume.
Il portait un casque et un T-shirt noirs. Le T-shirt venait de chez Larry, « Cadeaux et bibelots », sur la marina. Larry avait été ce qu’on appelait à l’époque une « boutique hippie » jusqu’à ce que, quelques années plus tôt, ils retirent tout l’attirail de drogue de la vente publique. Plus de pipes à eau, plus de manuels pour faire pousser son hasch sur son balcon. Larry s’était reconverti dans les pantalons de cuir, les T-shirts aux effigies voyantes des groupes de hard rock, et quelques boucles de ceinturon en forme de feuilles de marijuana.
Le T-shirt de Joey Commoner arborait un crâne bleu fluorescent sur un lit de roses rouge sang. Beth ne se rappelait plus quel groupe l’image était censée représenter. Elle ne s’intéressait pas vraiment au hard rock. Joey non plus, d’ailleurs. Elle était prête à parier qu’il avait choisi ce T-shirt rien que pour l’image. Il adorait ce genre de provocation.
Il s’arrêta à un mètre d’elle ; son engin vrombissait et se cabrait. Le plus bizarre, aux yeux de Beth, était la combinaison du T-shirt et du casque. Un casque noir brillant muni d’une visière-miroir. Joey avait l’air d’un insecte. N’ayant aucun visage sur lequel se fixer, on n’avait d’autre choix que de regarder le T-shirt. Donc le crâne.
Enfin il ôta son casque et Beth se détendit. Elle le retrouvait. Ses longs cheveux, emprisonnés par le casque, se libérèrent sous un souffle de brise et se répandirent sur ses épaules. À dix-neuf ans, il en faisait quinze. Surtout avec des joues rondes et une acné tenace. Beth était sûre que Joey aurait tout donné pour avoir l’air dangereux. Mais la nature n’avait guère coopéré. Joey en colère n’avait pas l’air plus menaçant qu’un sale gosse boudeur.