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Il resta là, à cheval sur sa moto, le soleil couchant dans le dos, attendant qu’elle dise quelque chose.

Beth sentait son cœur battre la chamade. Comme si elle avait bu trop de café. Elle se sentait étourdie. Nerveuse.

Le silence menaçait de s’éterniser. Joey prit l’initiative de le rompre :

— Tu avais l’air furieuse, au téléphone.

Beth se répéta toutes les virulentes accusations qu’elle avait ressassées depuis la seconde où elle avait quitté le cabinet du Dr Wheeler. L’éloquence la fuyait. Elle plongea dans le vif du sujet.

— Tu m’as filé la chtouille, espèce de connard !

La nouvelle le fit sourire. Incroyable…

— Sans blague ?

— Ouais, sans blague. Je suis malade à cause de toi, sans blague !

Il digéra l’information en silence, avec toujours ce petit sourire vaguement insolent.

— Tu sais, je me demande…

— Tu te demandes… ?

— Eh ben, quand j’y pense, ça fait un peu mal…

— Qu’est-ce qui fait mal ?

À ce moment, il avait l’air d’avoir douze ans, pas plus.

— Quand je pisse.

Beth leva les yeux au ciel. C’était vraiment un cas désespéré, ce type. Ça fait mal quand je pisse. Merde alors ! Il fallait peut-être qu’elle le plaigne, en plus ?

— Qui t’es allé baiser, Joey ?

Air offusqué :

— Personne !

— Personne ? Une chaude-pisse, ça s’attrape pas comme ça !

Il réfléchit.

— L’année dernière, dit-il. Mon cousin m’a emmené avec lui à Tacoma.

— Où ça, à Tacoma ? Dans un bordel ?

— Je suppose.

— Un bordel à Tacoma ?

— Ouais, je crois bien. Il faut vraiment qu’on en parle ?

Décidément, c’était à se taper la tête contre les murs.

Elle faillit hurler, mais se contenta de rassembler ce qui lui restait de calme.

— Joey, tu as baisé une pute à Tacoma et tu m’as donné une blennorragie. Tu crois que ça me fait plaisir ?

— C’était avant que je te rencontre, dit-il.

Et d’ajouter – à contrecœur, pour autant qu’elle pût s’en rendre compte :

— Je m’excuse.

— C’est pas les excuses qui paieront les antibiotiques.

Elle détourna la tête.

— C’est humiliant.

— Je m’excuse, d’accord ? Qu’est-ce que tu veux que je dise de plus ? Je m’excuse.

Il s’avança sur le siège de sa Yamaha.

— Monte.

Non, elle voulait lui dire. Ce n’est pas aussi simple. Tu ne vas pas t’en tirer avec un malheureux Je m’excuse.

Mais, en fin de compte, il était bien capable de s’en tirer parfaitement avec ça.

Elle eut la sensation qu’un pavé lui tombait au creux de l’estomac.

— T’as la peinture ? demanda-t-il.

Le poids de son sac la trahissait. Elle le leva pour le lui montrer.

— Super.

Il appuya sur le démarreur jusqu’à ce que le moteur démarre et hurle. Il replaça le casque sur sa tête. Il y en avait un second fixé à la moto. Beth s’en coiffa et remonta ses cheveux dessous.

En enfourchant la moto, elle ressentit une soudaine exaltation. Oui, le plaisir mystérieux, étourdissant, de faire quelque chose qu’elle savait être mal. Commettre une grave erreur, et la commettre en toute conscience.

— Magne-toi.

La voix de Joey lui parvenait étouffée par sa visière et le vacarme du moteur.

— Il fait presque nuit.

Elle serra l’engin entre ses cuisses et enroula les bras autour de la taille de Joey.

Il sentait le cuir, la graisse, la sueur et le vent.

Beth se rappelait les bavardages animés entre lycéennes, les discussions passionnées au téléphone, et l’inévitable question : Est-ce que tu l’aimes ? La même question se répercutait dans sa tête à cet instant, puérile et embarrassante : Mais est-ce que tu l’aimes, tu l’aimes, tu l’aimes ?

Elle trouva tout d’abord que l’idée même en était ridicule, à la limite du choquant. Aimer Joey Commoner ? Non, franchement, il y avait de quoi rire. Pour Beth, Joey représentait quelque chose de totalement impossible à aimer, au même titre qu’un… qu’un serpent à sonnettes, par exemple, ou une boîte à outils, ou un bidon d’huile.

Mais la réponse était incomplète. Si la question lui avait été réellement posée, Beth, en son âme et conscience, aurait répondu quelque chose comme : Oui, je l’aime… mais parfois, je me demande pourquoi.

Elle l’avait rencontré l’année précédente, alors qu’elle travaillait depuis un mois à peine au 7-Eleven, un peu plus haut sur la route. Pour Beth, la clientèle se divisait en cinq catégories de base : les mouflets, les lycéens, les familles, les motards, et les « malabars » comme elle les appelait, ces types qui conduisaient des pick-up bizarrement harnachés, arceaux de sécurité et phares éblouissants, et qui portaient des casquettes de jour comme de nuit. Joey n’entrait dans aucune de ces catégories, pas même celle des motards. Il roulait sur une petite cylindrée et ne faisait pas partie de la bande. Il arrivait toujours seul et achetait le plus souvent des glaces et des tartes congelées, en général le vendredi soir. Elle avait appris à guetter son arrivée.

Un vendredi, il eut des démêlés avec un malabar qui avait garé son char pratiquement sur la Yamaha de Joey. Il n’y avait pas eu la moindre éraflure, si ce n’est sur la dignité de Joey qui, du coup, en avait perdu tout sens de la mesure. Il avait traité le type de « trou-du-cul bigleux » et avait craché les mots si distinctement, si fielleusement, que Beth avait pu clairement les entendre depuis l’autre bout de la salle. La réponse du malabar avait été inaudible mais de toute évidence de nature à salement écorcher les oreilles délicates.

Intriguée et sidérée, elle avait regardé Joey se jeter sur le type qui devait avoir deux fois son âge et pas loin de deux fois son poids. Un suicide, songea-t-elle. Il est complètement frappé. Mais le gars était un vrai tourbillon.

Au moment où elle s’apprêtait à appeler le gérant de nuit, la bagarre était finie.

Joey, il va sans dire, avait eu le dessous.

Quand elle termina son service, à minuit, il était toujours assis sur le trottoir craquelé, juste devant. Sa lèvre supérieure fendue pissait le sang sur le bitume poussiéreux. La lueur verte et blanche du néon 7-Eleven donnait aux éclaboussures un aspect à la fois effrayant et irréel.

Elle n’aurait su dire pourquoi elle s’était arrêtée pour lui parler. Même sur le moment, elle n’avait pas trouvé l’idée géniale.

Mais, comme beaucoup de mauvaises idées, celle-ci possédait un puissant dynamisme intrinsèque. À son corps défendant, Beth sentit ses pieds s’immobiliser et sa bouche s’ouvrir.

— Pas de glaces, ce soir, mmmh ?

Il leva vers elle des yeux battus.

— T’as vu ce type ?

Elle acquiesça.

— Il était gras, dit-il avec une moue dégoûtée.

Elle apprit plus tard que Joey avait une sainte horreur des obèses.

— Ça oui, approuva-t-elle.

Elle connaissait ce type ; c’était un client régulier. Elle avait déjà remarqué la façon dont son jean bâillait au-dessus de son cul bouffi.

— Un gros dégueulasse, renchérit-elle.

Elle eut droit à un regard de gratitude méfiante.