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-Ne restons pas la, venez... Il y a des yeux et des langues de trop.

Et, sous la rue couverte, ils causerent. Florent raconta qu'il etait alle rue Pirouette. Gavard trouva cela tres-drole; il rit beaucoup, il lui apprit que son frere Quenu avait demenage et rouvert sa charcuterie a deux pas, rue Rambuteau, en face des Halles. Ce qui l'amusa encore prodigieusement, ce fut d'entendre que Florent s'etait promene tout le matin avec Claude Lantier, un drole de corps, qui etait justement le neveu de madame Quenu. Il allait le conduire a la charcuterie. Puis, quand il sut qu'il etait rentre en France avec de faux papiers, il prit toutes sortes d'airs mysterieux et graves. Il voulut marcher devant lui, a cinq pas de distance, pour ne pas eveiller l'attention. Apres avoir passe par le pavillon de la volaille, ou il accrocha ses deux oies a son etalage, il traversa la rue Rambuteau, toujours suivi par Florent. La, au milieu de la chaussee, du coin de l'oeil, il lui designa une grande et belle boutique de charcuterie.

Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant les facades, an milieu desquelles l'ouverture de la rue Pirouette faisait un trou noir. A l'autre bout, le grand vaisseau de Saint-Eustache etait tout dore dans la poussiere du soleil, comme une immense chasse. Et, au milieu de la cohue, du fond du carrefour, une armee de balayeurs s'avancait, sur une ligne, a coups reguliers de balai; tandis que des boueux jetaient les ordures a la fourche dans des tombereaux qui s'arretaient, tous les vingt pas, avec des bruits de vaisselles cassees. Mais Florent n'avait d'attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant.

Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle etait une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L'enseigne, ou le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d'or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessine sur un fond tendre, etait faite d'une peinture recouverte d'une glace. Les deux panneaux lateraux de la devanture, egalement peints et sous verre, representaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de cotelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces natures mortes, ornees d'enroulements et de rosaces, avaient une telle tendresse d'aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l'etalage montait. Il etait pose sur un lit de fines rognures de papier bleu; par endroits, des feuilles de fougere, delicatement rangees, changeaient certaines assiettes en bouquets entoures de verdure. C'etait un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D'abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangee de pots de rillettes, entremeles de pots de moutarde. Les jambonneaux desosses venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche termine par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats: les langues fourrees de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes a cote de la paleur des saucisses et des pieds de cochon; les boudins, noirs, roules comme des couleuvres bonnes filles; les andouilles, empilees deux a deux, crevant de sante; les saucissons, pareils a des echines de chantre, dans leurs chapes d'argent; les pates, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs etiquettes; les gros jambons, les grosses pieces de veau et de porc, glacees, et dont la gelee avait des limpidites de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figee. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetes des bocaux d'aschards, de coulis, de truffes conservees, des terrines de foies gras, des boites moirees de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d'escargots bourres de beurre persille, etaient posees aux deux coins, negligemment. Enfin, tout en haut, tombant d'une barre a dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symetriques, semblables a des cordons et a des glands de tentures riches; tandis que, derriere, des lambeaux de crepine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et la, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crepine, entre deux bouquets de glaieuls pourpres, le reposoir se couronnait d'un aquarium carre, garni de rocailles, ou deux poissons rouges nageaient, continuellement.

Florent sentit un frisson a fleur de peau; et il apercut une femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Elle mettait un bonheur de plus, une plenitude solide et heureuse, au milieu de toutes ces gaietes grasses. C'etait une belle femme. Elle tenait la largeur de la porte, point trop-grosse pourtant, forte de la gorge, dans la maturite de la trentaine. Elle venait de se lever, et deja ses cheveux, lisses, colles et comme vernis, lui descendaient en petits bandeaux plats sur les tempes. Cela la rendait tres-propre. Sa chairpaisible, avait cette blancheur transparente, celle peau fine et robee des personnes qui vivent d'ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle etait serieuse plutot, tres-calme et tres-lente, s'egayant du regard, les levres graves. Son col de linge empese bridant sur son cou, ses manches blanches qui lui montaient jusqu'aux coudes, son tablier blanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que des bouts de la robe de cachemire noir, les epaules rondes, le corsage plein, dont le corset tendait l'etoffe, extremement. Dans tout ce blanc, le soleil brulait. Mais, trempee de clarte, les cheveux bleus, la chair rose, les manches et la jupe eclatantes, elle ne clignait pas les paupieres, elle prenait en toute tranquillite beate son bain de lumiere matinale, les yeux doux, riant aux Halles debordantes. Elle avait un air de grande honnetete.

-C'est la femme de votre frere, votre belle-soeur Lisa, dit Gavard a Florent.

Il l'avait saluee d'un leger signe de tete. Puis, il s'enfonca dans l'allee, continuant a prendre des precautions minutieuses, ne voulant pas que Florent entrat par la boutique qui etait vide pourtant. Il etait evidemment tres-heureux de se mettre dans une aventure qu'il croyait compromettante.

-Attendez, dit-il, je vais voir si votre frere est seul... Vous entrerez, quand je taperai dans mes mains.

Il poussa une porte, au fond de l'allee. Mais, lorsque Florent entendit la voix de son frere, derriere cette porte, il entra d'un bond. Quenu, qui l'adorait, se jeta a son cou. Ils s'embrassaient comme des enfants.

-Ah! saperlotte, ah! c'est toi, balbutiait Quenu, si je m'attendais, par exemple!... Je t'ai cru mort, je le disais hier encore a Lisa: " Ce pauvre Florent... "

Il s'arreta, il cria, en penchant la tete dans la boutique:

-Eh! Lisa!... Lisa!...

Puis, se tournant vers une petite fille qui s'etait refugiee dans un coin:

-Pauline, va donc chercher ta mere.

Mais la petite ne bougea pas. C'etait une superbe enfant de cinq ans, ayant une grosse figure ronde, d'une grande ressemblance avec la belle charcutiere. Elle tenait, entre ses bras, un enorme chat jaune, qui s'abandonnait d'aise, les pattes pendantes; et elle le serrait de ses petites mains, pliant sous la charge, comme si elle eut craint que ce monsieur si mal habille ne le lui volat.

Lisa arriva lentement.

-C'est Florent, c'est mon frere, repetait Quenu.

Elle l'appela " monsieur, " fut tres-bonne. Elle le regardait paisiblement, de la tete aux pieds, sans montrer aucune surprise malhonnete. Ses levres seules avaient un leger pli. Et elle resta debout, finissant par sourire des embrassades de son mari. Celui-ci pourtant parut se calmer. Alors il vit la maigreur, la misere de Florent.

-Ah! mon pauvre ami, dit-il, tu n'as pas embelli, la bas... Moi, j'ai engraisse, que veux-tu!

Il etait gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. Il debordait dans sa chemise, dans son tablier, dans ses linges blancs qui l'emmaillotaient comme un enorme poupon. Sa face rasee s'etait allongee, avait pris a la longue une lointaine ressemblance avec le groin de ces cochons, de cette viande, ou ses mains s'enfoncaient et vivaient, la journee entiere. Florent le reconnaissait a peine. Il s'etait assis, il passait de son frere a la belle Lisa, a la petite Pauline. Ils suaient la sante; ils etaient superbes, carres, luisants; ils le regardaient avec l'etonnement de gens tres-gras pris d'une vague inquietude en face d'un maigre. Et le chat lui-meme, dont la peau petait de graisse, arrondissait ses yeux jaunes, l'examinait d'un air defiant.