Выбрать главу

-Tu attendras le dejeuner, n'est-ce pas? demanda Quenu. Nous mangeons de bonne heure, a dix heures.

Une odeur forte de cuisine trainait. Florent revit sa nuit terrible, son arrivee dans les legumes, son agonie au milieu des Halles, cet eboulement continu de nourriture auquel il venait d'echapper. Alors, il dit a voix basse, avec un sourire doux:

-Non, j'ai faim, vois-tu.

II

Florent venait de commencer son droit a Paris, lorsque sa mere mourut. Elle habitait le Vigan, dans le Gard. Elle avait epouse en secondes noces un Normand, un Quenu, d'Yvetot, qu'un sous-prefet avait amene et oublie dans le Midi. Il etait reste employe a la sous-prefecture, trouvant le pays charmant, le vin bon, les femmes aimables. Une indigestion, trois ans apres le mariage, l'emporta. Il laissait pour tout heritage a sa femme un gros garcon qui lui ressemblait. La mere payait deja tres-difficilement les mois de college de son aine, Florent, l'enfant du premier lit. Il lui donnait de grandes satisfactions: il etait tres-doux, travaillait avec ardeur, remportait les premiers prix. Ce fut sur lui qu'elle mit toutes ses tendresses, tous ses espoirs. Peut-etre preferait-elle, dans ce garcon pale et mince, son premier mari, un de ces Provencaux d'une mollesse caressante, qui l'avait aimee a en mourir. Peut-etre Quenu, dont la bonne humeur l'avait d'abord seduite, s'etait-il montre trop gras, trop satisfait, trop certain de tirer de lui-meme ses meilleures joies. Elle decida que son dernier ne, le cadet, celui que les familles meridionales sacrifient souvent encore, ne ferait jamais rien de bon; elle se contenta de l'envoyer a l'ecole, chez une vieille fille sa voisine, ou le petit n'apprit guere qu'a galopiner. Les deux freres grandirent loin l'un de l'autre, en etrangers.

Quand Florent arriva au Vigan, sa mere etait enterree. Elle avait exige qu'on lui cachat sa maladie jusqu'au dernier moment, pour ne pas le deranger dans ses etudes. Il trouva le petit Quenu, qui avait douze ans, sanglotant tout seul au milieu de la cuisine, assis sur une table. Un marchand de meubles, un voisin, lui conta l'agonie de la malheureuse mere. Elle en etait a ses dernieres ressources, elle s'etait tuee au travail pour que son fils put faire son droit. A un petit commerce de rubans d'un mediocre rapport, elle avait du joindre d'autres metiers qui l'occupaient fort tard. L'idee fixe de voir son Florent avocat, bien pose dans la ville, finissait par la rendre dure, avare, impitoyable pour elle-meme et pour les autres. Le petit Quenu allait avec des culottes percees, des blouses dont les manches s'effiloquaient; il ne se servait jamais a table, il attendait que sa mere lui eut coupe sa part de pain. Elle se taillait des tranches tout aussi mince. C'etait a ce regime qu'elle avait succombe, avec le desespoir immense de ne pas achever sa tache.

Cette histoire fit une impression terrible sur le caractere tendre de Florent. Les larmes l'etouffaient. Il prit son frere dans ses bras, le tint serre, le baisa comme pour lui rendre l'affection dont il l'avait prive. Et il regardait ses pauvres souliers creves, ses coudes troues, ses mains sales, toute cette misere d'enfant abandonne. Il lui repetait qu'il allait l'emmener, qu'il serait heureux avec lui. Le lendemain, quand il examina la situation, il eut peur de ne pouvoir meme reserver la somme necessaire pour retourner a Paris. A aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. Il ceda heureusement la petite boutique de rubans, ce qui lui permit de payer les dettes que sa mere, tres-rigide sur les questions d'argent, s'etait pourtant laissee peu a peu entrainer a contracter. Et comme il ne lui restait rien, le voisin, le marchand de meubles, lui offrit cinq cents francs du mobilier et du linge de la defunte. Il faisait une bonne affaire. Le jeune homme le remercia, les larmes aux yeux. Il habilla son frere a neuf, l'emmena, le soir meme.

A Paris, il ne pouvait plus etre question de suivre les cours de l'Ecole de droit. Florent remit a plus tard toute ambition. Il trouva quelques lecons, s'installa avec Quenu, rue Royer-Collard, au coin de la rue Saint-Jacques, dans une grande chambre qu'il meubla de deux lits de fer, d'une armoire, d'une table et de quatre chaises. Des lors, il eut un enfant. Sa paternite le charmait. Dans les premiers temps, le soir, quand il rentrait, il essayait de donner des lecons au petit; mais celui-ci n'ecoutait guere; il avait la tete dure, refusait d'apprendre, sanglotant, regrettant l'epoque ou sa mere le laissait courir les rues. Florent, desespere, cessait la lecon, le consolait, lui promettait des vacances indefinies. Et pour s'excuser de sa faiblesse, il se disait qu'il n'avait pas pris le cher enfant avec lui dans le but de le contrarier. Ce fut sa regle de conduite, le regarder grandir en joie. Il l'adorait, etait ravi de ses rires, goutait des douceurs infinies a le sentir autour de lui, bien portant, ignorant de tout souci. Florent restait mince dans ses paletots noirs rapes, et son visage commencait a jaunir, au milieu des taquineries cruelles de l'enseignement. Quenu devenait un petit bonhomme tout rond, un peu beta, sachant a peine lire et ecrire, mais d'une belle humeur inalterable qui emplissait de gaiete la grande chambre sombre de la rue Royer-Collard.

Cependant, les annees passaient. Florent, qui avait herite des devouements de sa mere, gardait Quenu au logis comme une grande fille paresseuse. Il lui evitait jusqu'aux menus soins de l'interieur; c'etait lui qui allait chercher les provisions, qui faisait le menage et la cuisine. Cela, disait-il, le tirait de ses mauvaises pensees. Il etait sombre d'ordinaire, se croyait mechant. Le soir, quand il rentrait, crotte, la tete basse de la haine des enfants des autres, il etait tout attendri par l'embrassade de ce gros et grand garcon, qu'il trouvait en train de jouer a la toupie, sur le carreau de la chambre. Quenu riait de sa maladresse a faire les omelettes et de la facon serieuse dont il mettait le pot-au-feu. La lampe eteinte, Florent redevenait triste, parfois, dans son lit. Il songeait a reprendre ses etudes de droit, il s'ingeniait pour disposer son temps de facon a suivre les cours de la Faculte. Il y parvint, fut parfaitement heureux. Mais une petite fievre qui le retint huit jours a la maison, creusa un tel trou dans leur budget et l'inquieta a un tel point, qu'il abandonna toute idee de terminer ses etudes. Son enfant grandissait. Il entra comme professeur dans une pension de la rue de l'Estrapade, aux appointements de dix-huit cents francs. C'etait une fortune. Avec de l'economie, il allait mettre de l'argent de cote pour etablir Quenu. A dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu'il faut doter.

Pendant la courte maladie de son frere, Quenu, lui aussi, avait fait des reflexions. Un matin, il declara qu'il voulait travailler, qu'il etait assez grand pour gagner sa vie. Florent fut profondement touche. Il v avait, en face d'eux, de l'autre cote de la rue, un horloger en chambre que l'enfant voyait toute la journee, dans la clarte crue de la fenetre, penche sur sa petite table, maniant des choses delicates, les regardant a la loupe, patiemment. Il fut seduit, il pretendit qu'il avait du gout pour l'horlogerie. Mais, au bout de quinze jours, il devint inquiet, il pleura comme un garcon de dix ans, trouvant que c'etait trop complique, que jamais il ne saurait " toutes les petites betises qui entrent dans une montre. " Maintenant, il prefererait etre serrurier. La serrurerie le fatigua. En deux annees, il tenta plus de dix metiers. Florent pensait qu'il avait raison, qu'il ne faut pas se mettre dans un etat a contre-coeur. Seulement, le beau devouement de Queuu, qui voulait gagner sa vie, coutait cher au menage des deux jeunes gens. Depuis qu'il courait les ateliers, c'etait sans cesse des depenses nouvelles, des frais de vetements, de nourriture prise au dehors, de bienvenue payee aux camarades. Les dix-huit cents francs de Florent ne suffisaient plus. Il avait du prendre deux lecons qu'il donnait le soir. Pendant huit ans, il porta la meme redingote.