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Il apprit la charcuterie. Il y goutait plus de jouissances encore que dans la cuisine. Mais l'oncle Gradelle lui disait qu'il ne devait pas trop negliger ses casseroles, qu'un charcutier bon cuisinier etait rare, que c'etait une chance d'avoir passe par un restaurant avant d'entrer chez lui. Il utilisait ses talents, d'ailleurs; il lui faisait faire des diners pour la ville, le chargeait particulierement des grillades et des cotelettes de porc aux cornichons. Comme le jeune homme lui rendait de reels services, il l'aima a sa maniere, lui pincant les bras, les jours de belle humeur. Il avait vendu le pauvre mobilier de la rue Royer-Collard, et en gardait l'argent, quarante et quelques francs, pour que ce farceur de Quenu, disait-il, ne le jetat pas par les fenetres. Il finit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menus plaisirs.

Quenu, serre d'argent, brutalise parfois, etait parfaitement heureux. Il aimait qu'on lui machat sa vie. Florent l'avait trop eleve en fille paresseuse. Puis, il s'etait fait une amie chez l'oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendre une fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante, appetissante, sachant que cela egaye le client et fait honneur aux viandes cuites, il connaissait, rue Cuvier, pres du Jardin des Plantes, une dame veuve, dont le mari avait eu la direction des postes a Plassans, une sous-prefecture du Midi. Cette dame, qui vivait d'une petite rente viagere, tres-modestement, avait amene de cette ville une grosse et belle enfant, qu'elle traitait comme sa propre fille. Lisa la soignait d'un air placide, avec une humeur egale, un peu serieuse, tout a fait belle quand elle souriait. Son grand charme venait de la facon exquise dont elle placait son rare sourire. Alors, son regard etait une caresse, sa gravite ordinaire donnait un prix inestimable a cette science soudaine de seduction. La vieille dame disait souvent qu'un sourire de Lisa la conduirait en enfer. Lorsqu'un asthme l'emporta, elle laissa a sa fille d'adoption toutes ses economies, une dizaine de mille francs. Lisa resta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier; ce fut la que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pour l'avoir souvent vue avec sa maitresse, quand cette derniere lui rendait visite, rue Pirouette. Mais, a l'enterrement, elle lui parut si embellie, si solidement batie, qu'il alla jusqu'au cimetiere. Pendant qu'on descendait le cercueil, il reflechissait qu'elle serait superbe dans la charcuterie. Il se tatait, se disait qu'il lui offrirait bien trente francs par mois, avec le logement et la nourriture. Lorsqu'il lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre reponse. Puis, un matin, elle arriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans son corsage. Un mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle, Quenu, jusqu'au dernier des marmitons. Quenu, surtout, se serait hache les doigts pour elle.

Quand elle venait a sourire, il restait la, riant d'aise lui-meme a la regarder.

Lisa, qui etait la fille ainee des Macquart, de Plassans, avait encore son pere. Elle le disait a l'etranger, ne lui ecrivait jamais. Parfois, elle laissait seulement echapper que sa mere etait, de son vivant, une rude travailleuse, et qu'elle tenait d'elle. Elle se montrait, en effet, tres-patiente au travail. Mais elle ajoutait que la brave femme avait eu une belle constance de se tuer pour faire aller le menage. Elle parlait alors des devoirs de la femme et des devoirs du mari, tres-sagement, d'une facon honnete, qui ravissait Quenu. Il lui affirmait qu'il avait absolument ses idees. Les idees de Lisa etaient que tout le monde doit travailler pour manger; que chacun est charge de son propre bonheur; qu'on fait le mal en encourageant la paresse; enfin, que, s'il y a des malheureux, c'est tant pis pour les faineants. C'etait la une condamnation tres-nette de l'ivrognerie, des flaneries legendaires du vieux Macquart. Et, a son insu, Macquart parlait haut en elle; elle n'etait qu'une Macquart rangee, raisonnable, logique avec ses besoins de bien-etre, ayant compris que la meilleure facon de s'endormir dans une tiedeur heureuse est encore de se faire soi-meme un lit de beatitude. Elle donnait a cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensees. Des l'age de six ans, elle consentait a rester bien sage sur sa petite chaise, la journee entiere, a la condition qu'on la recompenserait d'un gateau le soir.

Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme, reguliere, eclairee par ses beaux sourires. Elle n'avait pas accepte l'offre du bonhomme a l'aventure; elle savait trouver en lui un chaperon, elle pressentait peut-etre, dans cette boutique sombre de la rue Pirouette, avec le flair des personnes chanceuses, l'avenir solide qu'elle revait, une vie de jouissances saines, un travail sans fatigue, dont chaque heure amenat la recompense. Elle soigna son comptoir avec les soins tranquilles qu'elle avait donnes a la veuve du directeur des postes. Bientot la proprete des tabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. L'oncle Gradelle etait si content de cette belle fille, qu'il disait parfois a Quenu, en ficelant ses saucissons:

-Si je n'avais pas soixante ans passes, ma parole d'honneur, je ferais la betise de l'epouser... C'est de l'or en barre, mon garcon, une femme comme ca dans le commerce.

Quenu rencherissait. Il rit pourtant a belles dents, un jour qu'un voisin l'accusa d'etre amoureux de Lisa. Cela ne le tourmentait guere. Ils etaient tres-bons amis. Le soir, ils montaient ensemble se coucher. Lisa occupait, a cote du trou noir ou s'allongeait le jeune homme, une petite chambre qu'elle avait rendue toute claire, en l'ornant partout de rideaux de mousseline. Ils restaient la, un instant, sur le palier, leur bougeoir a la main, causant, mettant la clef dans la serrure. Et ils refermaient leur porte, disant amicalement:

-Bonsoir, mademoiselle Lisa.

-Bonsoir, monsieur Quenu.

Quenu se mettait au lit en ecoutant Lisa faire son petit menage. La cloison etait si mince, qu'il pouvait suivre chacun de ses mouvements. Il pensait: " Tiens, elle tire les rideaux de sa fenetre. Qu'est-ce qu'elle peut bien faire devant sa commode? La voila qui s'asseoit et qui ote ses bottines. Ma foi, bonsoir, elle a souffle sa bougie. Dormons. " Et, s'il entendait craquer le lit, il murmurait en riant: " Fichtre! elle n'est pas legere, mademoiselle Lisa. " Cette idee l'egayait; il finissait par s'endormir, en songeant aux jambons et aux bandes de petit sale qu'il devait preparer le lendemain.

Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras de Quenu. Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venait a la cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis. Elle l'aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigts poteles, pendant qu'il les bourrait de viandes et de lardons. Ou bien ils goutaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout de la langue, pour voir si elle etait convenablement epicee. Elle etait de bon conseil, connaissait des recettes du Midi, qu'il experimenta avec succes. Souvent, il la sentait derriere son epaule, regardant au fond des marmites, s'approchant si pres, qu'il avait sa forte gorge dans le dos. Elle lui passait une cuiller, un plat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. Lui, pour rien au monde, n'aurait cesse de tourner les bouillies grasses qui s'epaississaient sur le fourneau; tandis que, toute grave, elle discutait le degre de cuisson. L'apres-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant des heures. Elle restait dans son comptoir, un peu renversee, tricotant d'une facon douce et reguliere. Il s'asseyait sur un billot, les jambes ballantes, tapant des talons contre le bloc de chene. Et ils s'entendaient a merveille; ils parlaient de tout, le plus ordinairement de cuisine, et puis de l'oncle Gradelle, et encore du quartier. Elle lui racontait des histoires comme a un enfant; elle en savait de tres-jolies, des legendes miraculeuses, pleines d'agneaux et de petits anges, qu'elle disait d'une voix flutee, avec son grand air serieux. Si quelque cliente entrait, pour ne pas se deranger, elle demandait au jeune homme le pot du saindoux ou la boite des escargots. A onze heures, ils remontaient se coucher, lentement, comme la veille. Puis, en refermant leur porte, de leur voix calme: