A droite de la boutique, se trouvait la salle a manger, une piece tres-propre, avec un buffet, une table et des chaises cannees de chene clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. La toile ciree imitant le chene, la rendaient un peu froide, egayee seulement par les luisants d'une suspension de cuivre tombant du plafond, elargissant, au-dessus de la table, son grand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de la salle a manger donnait dans la vaste cuisine carree. Et, au bout de celle-ci, il y avait une petite cour dallee, qui servait de debarras, encombree de terrines, de tonneaux, d'ustensiles hors d'usage; a gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanees de l'etalage achevaient d'agoniser, le long de la gargouille ou l'on jetait les eaux grasses.
Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaient epouvante, eprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selon lui, " etait une forte tete. " Au bout de cinq ans, ils avaient pres de quatre-vingt mille francs places en bonnes rentes. Lisa expliquait qu'ils n'etaient pas ambitieux, qu'ils ne tenaient pas a entasser trop vite; sans cela, elle aurait fait gagner a son mari " des mille et des cents, " en le poussant dans le commerce en gros des cochons. Ils etaient jeunes encore, ils avaient du temps devant eux; puis, ils n'aimaient pas le travail salope, ils voulaient travailler a leur aise, sans se maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien a vivre.
-Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d'expansion, j'ai un cousin a Paris... Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillees. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses... Eh bien, ce cousin, m'a-t-on dit, gagne des millions. Ca ne vit pas, ca se brule le sang, c'est toujours par voies et par chemins, au milieu de trafics d'enfer. Il est impossible, n'est-ce pas? que ca mange tranquillement son diner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nous mangeons, nous n'avons pas ces tracasseries. On n'aime l'argent que parce qu'il en faut pour vivre. On tient au bien-etre, c'est naturel. Quant a gagner pour gagner, a se donner plus de mal qu'on ne goutera ensuite de plaisir, ma parole, j'aimerais mieux me croiser les bras... Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, a mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ca. Je l'ai apercu, l'autre jour, en voiture; il etait tout jaune, il avait l'air joliment sournois. Un homme qui gagne de l'argent n'a pas une mine de cette couleur-la. Enfin, ca le regarde... Nous preferons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.
Le menage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, des la premiere annee de leur mariage. A eux trois, ils rejouissaient les yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement ecarte toutes les causes possibles de trouble, laissant couler les journees au milieu de cet air gras, de cette prosperite alourdie. C'etait un coin de bonheur raisonne, une mangeoire confortable, ou la mere, le pere et la fille s'etaient mis a l'engrais. Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait a son pauvre Florent. Jusqu'en 1856, il recut des lettres de lui, de loin en loin. Puis, les lettres cesserent; il apprit par un journal que trois deportes avaient voulu s'evader du l'ile du Diable et s'etaient noyes avant d'atteindre la cote. A la prefecture de police, on ne put lui donner de renseignements precis; son frere devait etre mort. Il conserva pourtant quelque espoir; mais les mois se passerent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise, se gardait d'ecrire, esperant toujours rentrer en France. Quenu finit par le pleurer comme un mort auquel on n'a pu dire adieu. Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de tres-bonnes paroles toutes les fois que son mari se desesperait devant elle; elle le laissait lui raconter pour la centieme fois des histoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard, les trente-six metiers qu'il avait appris, les friandises qu'il faisait cuire dans le poele, tout habille de blanc, tandis que Florent etait tout habille de noir. Elle l'ecoutait tranquillement, avec des complaisances infinies.
Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivees et muries que Florent tomba, un matin de septembre, a l'heure ou Lisa prenait son bain de soleil matinal, et ou Quenu, les yeux gros encore de sommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figees de la veille. La charcuterie fut toute bouleversee. Gavard voulut qu'on cachat " le proscrit, " comme il le nommait, en gonflant un peu les joues. Lisa, plus pale et plus grave que d'ordinaire, le fit enfin monter au cinquieme, ou elle lui donna la chambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupe du pain et du jambon. Mais Florent put a peine manger; il etait pris de vertiges et de nausees; il se coucha, resta cinq jours au lit, avec un gros delire, un commencement de fievre cerebrale, qui fut heureusement combattu avec energie. Quand il revint a lui, il apercut Lisa a son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans une tasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu'il devait se tenir tranquille, qu'on causerait plus tard. Au bout de trois jours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta le chercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sa chambre.
Ils occupaient la un petit appartement, trois pieces et un cabinet. Il fallait traverser une piece nue, ou il n'y avait que des chaises, puis un petit salon, dont le meuble, cache sous des housses blanches, dormait discretement dans le demi-jour des persiennes toujours tirees, pour que la clarte trop vive ne mangeat pas le bleu tendre du reps, et l'on arrivait a la chambre a coucher, la seule piece habitee, meublee d'acajou, tres-confortable. Le lit surtout etait surprenant, avec ses quatre matelas, ses quatre oreillers, ses epaisseurs de couvertures, son edredon, son assoupissement ventru au fond de l'alcove moite. C'etait un lit fait pour dormir. L'armoire a glace, la toilette-commode,
le gueridon couvert d'une dentelle au crochet, les chaises protegees par des carres de guipure, mettaient la un luxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deux cotes de la cheminee, garnie de vases a paysages montes sur cuivre, et d'une pendule representant un Gutenberg pensif, tout dore, le doigt appuye sur un livre, etaient pendus les portraits a l'huile de Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, tres-charges d'ornements. Quenu souriait; Lisa avait l'air comme il faut; tous deux en noir, la figure lavee, delayee, d'un rose fluide et d'un dessin flatteur. Une moquette ou des rosaces compliquees se melaient a des etoiles cachait le parquet. Devant le lit, s'allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins de laine frises, oeuvre de patience que la belle charcutiere avait tricotee dans sou comptoir. Mais ce qui etonnait, au milieu de ces choses neuves, c'etait, adosse au mur de droite, un grand secretaire, carre, trapu, qu'on avait fait revernir, sans pouvoir reparer les ebrechures du marbre, ni cacher les eraflures de l'acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble, dont l'oncle Gradelle s'etait servi pendant plus de quarante ans; elle disait qu'il leur porterait bonheur. A la verite, il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il etait si lourd qu'on ne pouvait le bouger de place.