Выбрать главу

Lorsque Florent et Quenu entrerent, Lisa, assise devant le tablier baisse du secretaire, ecrivait, alignait des chiffres, d'une grosse ecriture ronde, tres-lisible. Elle fit un signe pour qu'on ne la derangeat pas. Les deux hommes s'assirent. Florent, surpris, regardait la chambre, les deux portraits, la pendule, le lit.

-Voici, dit enfin Lisa, apres avoir verifie posement toute une page de calculs. Ecoutez-moi... Nous avons des comptes a vous rendre, mon cher Florent.

C'etait la premiere fois qu'elle le nommait ainsi. Elle prit la page de calculs et continua:

-Votre oncle Gradelle est mort sans testament; vous etiez, vous et votre frere, les deux seuls heritiers... Aujourd'hui, nous devons vous donner votre part.

-Mais je ne demande rien, s'ecria Florent, je ne veux rien!

Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il etait devenu un peu pale, il la regardait d'un air fache. Vraiment, il aimait bien son frere; mais il etait inutile de lui jeter ainsi l'heritage de l'oncle a la tete. On aurait vu plus tard.

-Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vous n'etes pas revenu pour nous reclamer ce qui vous appartient. Seulement, les affaires sont les affaires; il vaut mieux en finir tout de suite... Les economies de votre oncle se montaient a quatre-vingt-cinq mille francs. J'ai donc porte a votre compte quarante-deux mille cinq cents francs. Les voici.

Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.

-Il n'est pas aussi facile malheureusement d'evaluer la boutique, materiel, marchandises, clientele. Je n'ai pu mettre que des sommes approximatives; mais je crois avoir compte tout, tres-largement... Je suis arrivee au total de quinze mille trois cent dix francs, ce qui fait pour vous sept mille six cent cinquante-cinq francs, et en tout cinquante mille cent cinquante-cinq francs... Vous verifierez, n'est-ce pas?

Elle avait epele les chiffres d'une voix nette, et elle lui tendit la feuille de papier, qu'il dut prendre.

-Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n'a valu quinze mille francs! Je n'en aurais pas donne dix mille, moi!

Sa femme l'exasperait, a la fin. On ne pousse pas l'honnetete a ce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie? D'ailleurs, il ne voulait rien, il l'avait dit.

-La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, repeta tranquillement Lisa... Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire la-dedans. C'est a nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez... Des votre arrivee, j'ai necessairement songe a cela, et pendant que vous aviez la fievre, la-haut, j'ai tache de dresser ce bout d'inventaire tant bien que mal... Vous voyez, tout y est detaille. J'ai fouille nos anciens livres, j'ai fait appel a mes souvenirs. Lisez a voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez desirer.

Florent avait fini par sourire. Il etait emu de cette probite aisee et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genoux de la jeune femme; puis, lui prenant la main:

-Ma chere Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vous faites de bonnes affaires; mais je ne veux pas de votre argent. L'heritage est a mon frere et a vous, qui avez soigne l'oncle jusqu'a la fin... Je n'ai besoin de rien, je n'entends pas vous deranger dans votre commerce.

Elle insista, se facha meme, tandis que, sans parler, se contenant, Quenu mordait ses pouces.

-Eh! reprit Florent en riant, si l'oncle Gradelle vous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l'argent... Il ne m'aimait guere, l'oncle Gradelle.

-Ah! pour ca, non, il ne t'aimait guere, murmura Quenu a bout de forces.

Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu'elle ne voulait pas avoir dans son secretaire de l'argent qui ne fut pas a elle, que cela la troublerait, qu'elle n'allait plus vivre tranquille avec cette pensee. Alors Florent, continuant a plaisanter, lui offrit de placer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D'ailleurs, il ne refusait pas leurs services; il ne trouverait sans doute pas du travail tout de suite; puis, il n'etait guere presentable, il lui faudrait un habillement complet.

-Pardieu! s'ecria Quenu, tu coucheras chez nous, tu mangeras chez nous, et nous allons t'acheter le necessaire. C'est une affaire entendue... Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pave, que diable!

Il etait tout attendri. Il avait meme quelque honte d'avoir eu peur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva des plaisanteries; il dit a son frere qu'il se chargeait de le rendre gras. Celui-ci hocha doucement la tete. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir du secretaire.

-Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J'ai fait ce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez... Moi, voyez-vous, je n'aurais pas vecu en paix. Les mauvaises pensees me derangent trop.

Ils parlerent d'autre chose. Il fallait expliquer la presence de Florent, en evitant de donner l'eveil a la police. Il leur apprit qu'il etait rentre en France, grace aux papiers d'un pauvre diable, mort entre ses bras de la fievre jaune, a Surinam. Par une rencontre singuliere, ce garcon se nommait egalement Florent, mais de son prenom. Florent Laquerriere n'avait laisse qu'une cousine a Paris, dont on lui avait ecrit la mort en Amerique; rien n'etait plus facile que de jouer son role. Lisa s'offrit d'elle-meme pour etre la cousine. Il fut entendu qu'on raconterait une histoire de cousin revenu de l'etranger, a la suite de tentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, comme on nommait le menage dans le quartier, en attendant qu'il put trouver une position. Quand tout fut regle, Quenu voulut que son frere visitat le logement; il ne lui fit pas grace du moindre tabouret. Dans la piece nue, ou il n'y avait que des chaises, Lisa poussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille de boutique coucherait la, et que lui garderait la chambre du cinquieme.

Le soir, Florent etait tout habille de neuf. Il s'etait entete a prendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgre les conseils de Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisa conta a qui voulut l'entendre l'histoire du cousin. Il vivait dans la charcuterie, s'oubliait sur une chaise de la cuisine, revenait s'adosser contre les marbres de la boutique. A table, Quenu le bourrait de nourriture, se fachait parce qu'il etait petit mangeur et qu'il laissait la moitie des viandes dont on lui emplissait son assiette. Lisa avait repris ses allures lentes et beates; elle le tolerait, meme le matin, quand il genait le service; elle l'oubliait, puis, lorsqu'elle le rencontrait, noir devant elle, elle avait un leger sursaut, et elle trouvait un de ses beaux sourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le desinteressement de cet homme maigre l'avait frappee; elle eprouvait pour lui une sorte de respect, mele d'une peur vague. Florent ne sentait qu'une grande affection autour de lui.

A l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journee vide, avec les deux garcons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes voisines de la sienne. L'apprenti, Leon n'avait guere plus de quinze ans; c'etait un enfant, mince, l'air tres-doux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissons oublies; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Leon donnait a souper, vers une heure du matin; des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de machoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perle, un rire de gamine qui ressemblait a un trille adouci de flageolet, dans le grand silence de la maison endormie. L'autre garcon, Auguste Landois, etait de Troyes; gras d'une mauvaise graisse, la tete trop grosse, et chauve deja, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier soir, en montant, il conta sou histoire a Florent, d'une facon longue et confuse. Il n'etait d'abord venu a Paris que pour se perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie a Troyes, ou sa cousine germaine, Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le meme parrain, ils portaient le meme prenom. Puis l'ambition le prit, il reva de s'etablir a Paris avec l'heritage de sa mere qu'il avait depose chez un notaire, avant de quitter la Champagne. La, comme ils etaient arrives au cinquieme, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti a faire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourne. Lui, savait son metier a present; elle, achevait d'apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'epouseraient; ils auraient une charcuterie, sans doute a Plaisance, a quelque bout populeux de Paris. Ils n'etaient pas presses de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cette annee-la. Il raconta encore qu'ils s'etaient fait photographier ensemble, a une fete de Saint-Ouen. Alors, il entra dans la mansarde, desireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas cru devoir enlever de la cheminee, pour que le cousin de madame Quenu eut une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur jaune de son bougeoir, regardant la piece encore toute pleine de la jeune fille, s'approchant du lit, demandant a Florent s'il etait bien couche. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant; elle serait mieux, les mansardes etaient tres-froides, l'hiver. Enfin, il s'en alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie. Auguste etait un Quenu bleme; Augustine, une Lisa pas mure.