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Le marchand de volailles, pour toute famille, n'avait plus qu'une belle-soeur et une niece. Quand sa femme mourut, la soeur ainee de celle-ci, madame Lecoeur, qui etait veuve depuis un an, la pleura d'une facon exageree, en allant presque chaque soir porter ses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, a cette epoque, le projet de lui plaire et de prendre la place encore chaude de la morte. Mais Gavard detestait les femmes maigres; il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous la peau; il ne caressait jamais que les chats et les chiens tres-gras, goutant une satisfaction personnelle aux echines rondes et nourries. Madame Lecoeur, blessee, furieuse de voir les pieces de cent sous du rotisseur lui echapper, amassa une rancune mortelle. Son beau-frere fut l'ennemi dont elle occupa toutes ses heures. Lorsqu'elle le vit s'etablir aux Halles, a deux pas du pavillon ou elle vendait du beurre, des fromages et des oeufs, elle l'accusa d'avoir " invente ca pour la taquiner et lui porter mauvaise chance. " Des lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappa tellement l'esprit, qu'elle finit reellement par perdre sa clientele et faire de mauvaises affaires. Elle avait garde longtemps avec elle la fille d'une de ses soeurs, une paysanne qui lui envoya la petite, sans plus s'en occuper. L'enfant grandit au milieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom de famille, on ne l'appela bientot que la Sarriette. A seize ans, la Sarriette etait une jeune coquine si deluree, que des messieurs venaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle ne voulut pas des messieurs, elle etait populaciere, avec son visage pale de vierge brune et ses yeux qui brulaient comme des tisons. Ce fut un porteur qu'elle choisit, un garcon de Menilmontant qui faisait les commissions de sa tante. Lorsque, a vingt ans, elle s'etablit marchande de fruits, avec quelques avances dont on ne connut jamais bien la source, son amant, qu'on appelait monsieur Jules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propres et une casquette de velours, vint seulement aux Halles l'apres-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rue Vauvilliers, au troisieme etage d'une grande maison, dont un cafe borgne occupait le rez-de-chaussee. L'ingratitude de la Sarriette acheva d'aigrir madame Lecoeur, qui la traitait avec une furie de paroles ordurieres. Elles se facherent, la tante exasperee, la niece inventant avec monsieur Jules des histoires qu'il allait raconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriette drole; il se montrait plein d'indulgence pour elle, il lui tapait sur les joues, quand il la rencontrait: elle etait dodue et exquise de chair.

Une apres-midi, comme Florent etait assis dans la charcuterie, fatigue de courses vaines qu'il avait faites le matin a la recherche d'un emploi, Marjolin entra. Ce grand garcon, d'une epaisseur et d'une douceur flamandes, etait le protege de Lisa. Elle le disait pas mechant, un peu beta, d'une force de cheval, tout a fait interessant, d'ailleurs, puisqu'on ne lui connaissait ni pere, ni mere. C'etait elle qui l'avait place chez Gavard.

Lisa etait au comptoir, agacee par les souliers crottes de Florent, qui tachaient le dallage blanc et rose; deux fois deja elle s'etait levee pour jeter de la sciure dans la boutique. Elle sourit a Marjolin.

-Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m'envoie pour vous demander...

Il s'arreta, regarda autour de lui, et baissant la voix:

-Il m'a bien recommande d'attendre qu'il n'y eut personne et de vous repeter ces paroles, qu'il m'a fait apprendre par coeur: " Demande-leur s'il n'y a aucun danger, et si je puis aller causer avec eux de ce qu'ils savent. "

-Dis a monsieur Gavard que nous l'attendons, repondit Lisa, habituee aux allures mysterieuses du marchand de volailles.

Mais Marjolin ne s'en alla pas; il restait en extase devant la belle charcutiere, d'un air de soumission caline. Comme touchee de cette adoration muette, elle reprit:

-Te plais-tu chez monsieur Gavard? Ce n'est pas un mechant homme, tu feras bien de le contenter.

-Oui, madame Lisa.

-Seulement, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore vu sur les toits des Halles, hier; puis, tu frequentes un tas de gueux et de gueuses. Te voila homme, maintenant; il faut pourtant que tu songes a l'avenir.

-Oui, madame Lisa.

Elle dut repondre a une dame qui venait commander une livre de cotelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant le billot, au fond de la boutique. La, avec un couteau mince, elle separa trois cotelettes d'un carre de porc; et, levant un couperet, de son poignet nu et solide, elle donna trois coups secs. Derriere, a chaque coup, sa robe de merinos noir se levait legerement; tandis que les baleines de son corset marquaient sur l'etoffe tendue du corsage. Elle avait un grand serieux, les levres pincees, les yeux clairs, ramassant les cotelettes et les pesant d'une main lente.

Quand la dame fut partie et qu'elle apercut Marjolin ravi de lui avoir vu donner ces trois coups de couperet, si nets et si roides:

-Comment! tu es encore la? cria-t-elle.

Et il allait sortir de la boutique, lorsqu'elle le retint.

-Ecoute, lui dit-elle, si je te revois avec ce petit torchon de Cadine... Ne dis pas non. Ce matin, vous etiez encore ensemble a la triperie, a regarder casser des tetes de mouton... Je ne comprends pas comment un bel homme comme toi puisse se plaire avec cette trainee, cette sauterelle..... Allons, va, dis a monsieur Gavard qu'il vienne tout de suite, pendant qu'il n'y a personne.

Marjolin s'en alla confus, l'air desespere, sans repondre.

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tete un peu tournee du cote des Halles; et Florent la contemplait, muet, etonne de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-la, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait, au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'etalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entames, les langues et les morceaux de petit sale cuits a l'eau, la tete de cochon noyee de gelee, un pot de rillettes ouvert et une boite de sardines dont le metal creve montrait un lac d'huile; puis, a droite et a gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pale, un jambon d'York a la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourree, de la galantine truffee, de la hure aux pistaches; tandis que, tout pres d'elle, sous sa main, etaient le veau pique, le pate de foie, le pate de lievre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite etagere de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de roti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tata l'etuve dont le rechaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tete de nouveau, elle se remit a regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle etait comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-la, elle avait une fraicheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'a son cou gras, a ses joues rosees, ou revivaient les tons tendres des jambons et les paleurs des graisses transparentes. Intimide a mesure qu'il la regardait, inquiete par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner a la derobee, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y refletait de dos, de face, de cote; meme au plafond, il la retrouvait, la tete eu bas, avec son chignon serre, ses minces bandeaux, colles sur les tempes. C'etait toute une foule de Lisa, montrant la largeur des epaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'eveillait aucune pensee charnelle et qu'elle ressemblait a un ventre. Il s'arreta, il se plut surtout a un de ses profils, qu'il avait dans une glace, a cote de lui, entre deux moities de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accroches aux barres a dents de loup, des porcs et des bandes de lard a piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avancait, mettait une effigie de reine empatee, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutiere se pencha, sourit d'une facon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'etalage, continuellement.