A present, il roulait doucement sur cette couche de verdure, qu'il trouvait d'une mollesse de plume. Il avait leve un peu le menton, pour voir la buee lumineuse qui grandissait, au-dessus des toits noirs devines a l'horizon. Il arrivait, il etait porte, il n'avait qu'a s'abandonner aux secousses ralenties de la voiture; et cette approche sans fatigue ne le laissait plus souffrir que de la faim. La faim s'etait reveillee, intolerable, atroce. Ses membres dormaient; il ne sentait en lui que son estomac, tordu, tenaille comme par un fer rouge. L'odeur fraiche des legumes dans lesquels il etait enfonce, cette senteur penetrante des carottes, le troublait jusqu'a l'evanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour l'empecher de crier. Et, derriere, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de celeris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un eboulement de mangeaille. Il y eut un arret, un bruit de grosses voix; c'etait la barriere, les douaniers sondaient les voitures. Puis, Florent entra dans Paris, evanoui, les dents serrees, sur les carottes.
-Eh! l'homme, la-haut! cria brusquement madame Francois.
Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors, Florent se mit sur son seant. Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim; il etait tout hebete. La maraichere le fit descendre, en lui disant:
-Vous allez m'aider a decharger, hein?
Il l'aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau de feutre, qui portait une plaque au revers gauche de son paletot, se fachait, tapait du bout de sa canne sur le trottoir.
-Allons donc, allons donc, plus vite que ca! Faites avancer la voiture... Combien avez-vous de metres? Quatre, n'est-ce pas?
Il delivra un bulletin a madame Francois, qui sortit des gros sous d'un petit sac de toile. Et il alla se facher et taper de sa canne un peu plus loin. La maraichere avait pris Balthazar par la bride, le poussant, acculant la voiture, les roues contre le trottoir. Puis, la planche de derriere enlevee, apres avoir marque ses quatre metres sur le trottoir avec des bouchons de paille, elle pria Florent de lui passer les legumes, bottes par bottes. Elle les rangea methodiquement sur le carreau, parant la marchandise, disposant les fanes de facon a encadrer les tas d'un filet de verdure, dressant avec une singuliere promptitude tout un etalage, qui ressemblait, dans l'ombre, a une tapisserie aux couleurs symetriques. Quand Florent lui eut donne une enorme brassee de persil, qu'il trouva au fond, elle lui demanda encore un service.
-Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendant que je vais remiser la voiture.... C'est a deux pas, rue Montorgueil, au Compas d'or.
Il lui assura qu'elle pouvait etre tranquille. Le mouvement ne lui valait rien; il sentait sa faim se reveiller, depuis qu'il se remuait. Il s'assit contre un tas de choux, a cote de la marchandise de madame Francois, en se disant qu'il etait bien la, qu'il ne bougerait plus, qu'il attendrait. Sa tete lui paraissait toute vide, et il ne s'expliquait pas nettement ou il se trouvait. Des les premiers jours de septembre, les matinees sont toutes noires. Des lanternes, autour de lui, filaient doucement, s'arretaient dans les tenebres. Il etait au bord d'une large rue, qu'il ne reconnaissait pas. Elle s'enfoncait en pleine nuit, tres-loin. Lui, ne distinguait guere que la marchandise qu'il gardait. Au dela, confusement, le long du carreau, des amoncellements vagues moutonnaient. Au milieu de la chaussee, de grands profils grisatres de tombereaux barraient la rue; et, d'un bout a l'autre, un souffle qui passait faisait deviner une file de betes attelees qu'on ne voyait point. Des appels, le bruit d'une piece de bois ou d'une chaine de fer tombant sur le pave, l'eboulement sourd d'une charretee de legumes, le dernier ebranlement d'une voiture buttant contre la bordure d'un trottoir, mettaient dans l'air encore endormi le murmure doux de quelque retentissant et formidable reveil, dont on sentait l'approche, au fond de toute cette ombre fremissante. Florent, en tournant la tete, apercut, de l'autre cote de ses choux, un homme qui ronflait, roule comme un paquet dans une limousine, la tete sur des paniers de prunes. Plus pres, a gauche, il reconnut un enfant d'une dizaine d'annees, assoupi avec un sourire d'ange, dans le creux de deux montagnes de chicorees. Et, au ras du trottoir, il n'y avait encore de bien eveille que les lanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d'un saut le sommeil qui trainait la, gens et legumes en tas, attendant le jour. Mais ce qui le surprenait, c'etait, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposes lui semblaient grandir, s'etendre, se perdre, au fond d'un poudroiement de lueurs. Il revait, l'esprit affaibli, a une suite de palais, enormes et reguliers, d'une legerete de cristal, allumant sur leurs facades les mille raies de flamme de personnes continues et sans fin. Entre les aretes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des echelles de lumiere, qui montaient jusqu'a la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l'entassement des toits superieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses a jour de salles immenses, ou trainaient, sous le jaunissement du gaz, un pele-mele de formes grises, effacees et dormantes. Il tourna la tete, fache d'ignorer ou il etait, inquiete par cette vision colossale et fragile; et, comme il levait les yeux, il apercut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l'eglise. Cela l'etonna profondement. Il etait a la pointe Saint-Eustache.
Cependant, madame Francois etait revenue. Elle discutait violemment avec un homme qui portait un sac sur l'epaule, et qui voulait lui payer ses carottes un sou la botte.
-Tenez, vous n'etes pas raisonnable, Lacaille..... Vous les revendez quatre et cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... A deux sous, si vous voulez.
Et, comme l'homme s'en allait:
-Les gens croient que ca pousse tout seul, vraiment... Il peut en chercher, des carottes a un sou, cet ivrogne de Lacaille... Vous verrez qu'il reviendra.
Elle s'adressait a Florent. Puis, s'asseyant pres de lui:
-Dites donc, s'il y a longtemps que vous etes absent de Paris, vous ne connaissez peut-etre pas les nouvelles Halles? Voici cinq ans au plus que c'est bati... La, tenez, le pavillon qui est a cote de nous, c'est le pavillon aux fruits et aux fleurs; plus loin, la maree, la volaille, et, derriere, les gros legumes, le beurre, le fromage... Il y a six pavillons, de ce cote-la; puis, de l'autre cote, en face, il y en a encore quatre: la viande, la triperie, la Vallee... C'est tres-grand, mais il y fait rudement froid, l'hiver. On dit qu'on batira encore deux pavillons, en demolissant les maisons, autour de la Halle au ble. Est-ce que vous connaissiez tout ca?
-Non, repondit Florent, j'etais a l'etranger... Et cette grande rue, celle qui est devant nous, comment la nomme-t-on?