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La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrant ses dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise qui avait tourne, son fichu rouge mal attache, qui laissait voir une ligne blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle alla menacer Gavard en repetant:

-Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiez quand je suis entree? Je vous ai vu rire, du milieu de la rue... Oh! le sournois. Tenez, je ne vous aime plus.

Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. La belle Lisa dit sechement:

-C'est mademoiselle Saget qui nous l'a envoyee.

Puis le silence continua. Gavard etait consterne de l'accueil que Florent faisait a sa proposition. Ce fut la charcutiere qui reprit la premiere, d'une voix tres-amicale:

-Vous avez tort, Florent, de refuser cette place d'inspecteur a la maree... Vous savez combien les emplois sont penibles a trouver. Vous etes dans une position a ne pas vous montrer difficile.

-J'ai dit mes raisons, repondit-il.

Elle haussa les epaules.

-Voyons, ce n'est pas serieux... Je comprends a la rigueur que vous n'aimiez pas le gouvernement. Mais ca n'empeche pas de gagner son pain, ce serait trop bete... Et puis, l'empereur n'est pas un mechant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontez vos souffrances. Est-ce qu'il le savait seulement, lui, si vous mangiez du pain moisi et de la viande gatee? Il ne peut pas etre a tout, cet homme... Vous voyez que, nous autres, il ne nous a pas empeches de faire nos affaires... Vous n'etes pas juste, non, pas juste du tout.

Gavard etait de plus en plus gene. Il ne pouvait tolerer devant lui ces eloges de l'empereur.

-Ah! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vous allez trop loin. C'est tout de la canaille...

-Oh! vous, interrompit la belle Lisa en s'animant, vous ne serez content que le jour ou vous vous serez fait voler et massacrer avec vos histoires. Ne parlons pas politique, parce que ca me mettrait en colere... Il ne s'agit que de Florent, n'est-ce pas? Eh bien, je dis qu'il doit absolument accepter la place d'inspecteur. Ce n'est pas ton avis, Quenu?

Quenu, qui ne soufflait mot, fut tres-ennuye de la question brusque de sa femme.

-C'est une bonne place, dit-il sans se compromettre.

Et, comme un nouveau silence embarrasse se faisait:

-Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Ma resolution est bien arretee. J'attendrai.

-Vous attendrez! s'ecria Lisa perdant patience.

Deux flammes roses etaient montees a ses joues. Les hanches elargies, plantee debout dans son tablier blanc, elle se contenait pour ne pas laisser echapper une mauvaise parole. Une nouvelle personne entra, qui detourna sa colere. C'etait madame Lecoeur.

-Pourriez-vous me donner une assiette assortie d'une demi-livre, a cinquante sous la livre? demanda-t-elle.

Elle feignit d'abord de ne pas voir son beau-frere; puis, elle le salua d'un signe de tete, sans parler. Elle examinait les trois hommes de la tete aux pieds, esperant sans doute surprendre leur secret, a la facon dont ils attendaient qu'elle ne fut plus la. Elle sentait qu'elle les derangeait; cela la rendait plus anguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grands bras d'araignee, ses mains nouees qu'elle tenait sous son tablier. Comme elle avait une legere toux:

-Est-ce que vous etes enrhumee? dit Gavard gene par le silence.

Elle repondit un non bien sec. Aux endroits ou les os percaient son visage, la peau, tendue, etait d'un rouge brique, et la flamme sourde qui brulait ses paupieres, annoncait quelque maladie de foie, couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers le comptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet oeil mefiant d'une cliente persuadee qu'on va la voler.

-Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n'aime pas ca.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson. Elle passa au jambon fume et au jambon ordinaire, detachant des filets delicats, un peu courbee, les yeux sur le couteau. Ses mains potelees, d'un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des legeretes molles, en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avanca une terrine, en demandant:

-Vous voulez du veau pique, n'est-ce pas?

Madame Lecoeur parut se consulter longuement; puis elle accepta. La charcutiere coupait maintenant dans des terrines. Elle prenait sur le bout d'un couteau a large lame des tranches de veau pique et de pate de lievre. Et elle posait chaque tranche au milieu de la feuille de papier, sur les balances.

-Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches? fit remarquer madame Lecoeur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre devenait exigeante. Elle voulut deux tranches de galantine; elle aimait ca. Lisa, irritee deja, jouant d'impatience avec le manche des couteaux, eut beau lui dire que la galantine etait truffee, qu'elle ne pouvait en mettre que dans les assiettes assorties a trois francs la livre. L'autre continuait a fouiller les plats, cherchant ce qu'elle allait demander encore. Quand l'assiette assortie fut pesee, il fallut que la charcutiere ajoutat de la gelee et des cornichons. Le bloc de gelee, qui avait la forme d'un gateau de Savoie, au milieu d'une plaque de porcelaine, trembla sous sa main brutale de colere; et elle fit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux gros cornichons dans le pot, derriere l'etuve.

-C'est vingt-cinq sous, n'est-ce pas? dit madame Lecoeur, sans se presser.

Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle en jouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans les gros sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goutait le silence embarrasse que sa presence prolongeait, jurant qu'elle ne s'en irait pas, puisqu'on faisait " des cachoteries " avec elle. La charcutiere lui mit enfin son paquet dans la main, et elle dut se retirer. Elle s'en alla, sans dire un mot, avec un long regard, tout autour de la boutique.

Quand elle ne fut plus la, Lisa eclata.

-C'est encore la Saget qui nous l'a envoyee, celle-la! Est-ce que cette vieille gueuse va faire defiler toutes les Halles ici, pour savoir ce que nous disons!... Et comme elles sont malignes! A-t-on jamais vu acheter des cotelettes panees et des assiettes assorties a cinq heures du soir! Elles se donneraient des indigestions, plutot que de ne pas savoir... Par exemple, si la Saget m'en renvoie une autre, vous allez voir comme je la recevrai. Ce serait ma soeur, que je la flanquerais a la porte.

Devant la colere de Lisa, les trois hommes se taisaient.

Gavard etait venu s'accouder sur la balustrade de l'etalage, a rampe de cuivre; il s'absorbait, faisait tourner un des balustres de cristal taille, detache de sa tringle de laiton. Puis, levant la tete:

-Moi, dit-il, j'avais regarde ca comme une farce.

-Quoi donc? demanda Lisa encore toute secouee.

-La place d'inspecteur a la maree.

Elle leva les mains, regarda Florent une derniere fois, s'assit sur la banquette rembourree du comptoir, ne desserra plus les dents. Gavard expliquait tout au long son idee: le plus attrape, en somme, ca serait le gouvernement qui donnerait ses ecus. Il repetait avec complaisance:

-Mon cher, ces gueux-la vous ont laisse crever de faim, n'est-ce pas? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant... C'est tres-fort, ca m'a seduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisir a sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-ci semblait ne plus ecouter. Depuis un instant, elle regardait avec attention du cote des Halles. Brusquement, elle se remit debout, en s'ecriant:

-Ah! c'est la Normande qu'on envoie maintenant. Tant pis! la Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C'etait la belle poissonniere, Louise Mehudin, dite la Normande. Elle avait une beaute hardie, tres-blanche et delicate de peau, presque aussi forte que Lisa, mais d'oeil plus effronte et de poitrine plus vivante. Elle entra, cavaliere, avec sa chaine d'or sonnant sur son tablier, ses cheveux nus peignes a la mode, son noeud de gorge, un noeud de dentelle qui faisait d'elle une des reines coquettes des Halles. Elle portait une vague odeur de maree; et, sur une de ses mains, pres du petit doigt, il y avait une ecaille de hareng, qui mettait la une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habite la meme maison, rue Pirouette, etaient des amies intimes, tres-liees par une pointe de rivalite qui les faisait s'occuper l'une de l'autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, les comparait, les forcait a soutenir chacune sa renommee de beaute. En se penchant un peu, la charcutiere, de son comptoir, apercevait dans le pavillon, en face, la poissonniere, au milieu de ses saumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normande ajoutait des bagues a ses doigts et des noeuds a ses epaules. Quand elles se rencontraient, elles etaient tres-douces, tres-complimenteuses, l'oeil furtif sous la paupiere a demi close, cherchant les defauts. Elles affectaient de se servir l'une chez l'autre et de s'aimer beaucoup.