C'etait trop juste, il se considerait comme le remplacant interimaire de monsieur Verlaque; d'ailleurs, lui, n'avait besoin de rien, puisqu'il couchait et qu'il mangeait chez son frere. Gavard ajouta que, sur les cent cinquante francs mensuels, un abandon de cinquante francs lui paraissait tres-joli; et, en baissant la voix, il fit remarquer que ca ne durerait pas longtemps, car le malheureux etait vraiment poitrinaire jusqu'aux os. Il fut convenu que Florent verrait la femme, s'entendrait avec elle, pour ne pas blesser le mari. Cette bonne action le soulageait, il acceptait maintenant l'emploi avec une pensee de devouement, il restait dans le role de toute sa vie. Seulement, il fit jurer au marchand de volailles de ne parler a personne de cet arrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague terreur de Lisa, il garda le secret, chose tres-meritoire.
Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa se montrait tres-amicale pour son beau-frere; elle l'envoyait se coucher de bonne heure, afin qu'il put se lever matin; elle lui tenait son dejeuner bien chaud; elle n'avait plus honte de causer avec lui sur le trottoir, maintenant qu'il portait une casquette galonnee. Quenu, ravi de ces bonnes dispositions, ne s'etait jamais si carrement attable, le soir, entre son frere et sa femme. Le diner se prolongeait souvent jusqu'a neuf heures, pendant qu'Augustine restait au comptoir. C'etait une longue digestion, coupee des histoires du quartier, des jugements positifs portes par la charcutiere sur la politique. Florent devait dire comment avait marche la vente de la maree. Il s'abandonnait peu a peu, arrivait a gouter la beatitude de cette vie reglee. La salle a manger jaune clair avait une nettete et une tiedeur bourgeoises qui l'amollissaient des le seuil. Les bons soins de la belle Lisa mettaient autour de lui un duvet chaud, ou tous ses membres enfoncaient. Ce fut une heure d'estime et de bonne entente absolues.
Mais Gavard jugeait l'interieur des Quenu-Gradelle trop endormi. Il pardonnait a Lisa ses tendresses pour l'empereur, parce que, disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, et que la belle charcutiere etait, apres tout, une femme tres-honnete qui faisait aller joliment son commerce. Seulement, par gout, il preferait passer ses soirees chez monsieur Lebigre, ou il retrouvait tout un petit groupe d'amis qui avaient ses opinions. Quand Florent fut nomme inspecteur de la maree, il le debaucha, il l'emmena pendant des heures, le poussant a vivre en garcon, maintenant qu'il avait une place.
Monsieur Lebigre tenait un fort bel etablissement, d'un luxe tout moderne. Place a l'encoignure droite de la rue Pirouette, sur la rue Rambuteau, flanque de quatre petits pins de Norwege dans des caisses peintes en vert, il faisait un digne pendant a la grande charcuterie des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voir la salle, ornee de guirlandes de feuillages, de pampres et de grappes, sur un fond vert tendre. Le dallage etait blanc et noir, a grands carreaux. Au fond, le trou beant de la cave s'ouvrait sous l'escalier tournant, a draperie rouge, qui menait au billard du premier etage. Mais le comptoir surtout, a droite, etait tres riche, avec son large reflet d'argent poli. Le zinc retombant sur le soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute bordure gondolee, l'entourait d'une moire, d'une nappe de metal, comme un maitre-autel charge de ses broderies. A l'un des bouts, les theieres de porcelaine pour le vin chaud et le punch, cerclees de cuivre, dormaient sur le fourneau a gaz; a l'autre bout, une fontaine de marbre, tres-elevee, tres-sculptee, laissait tomber perpetuellement dans une cuvette un fil d'eau si continu, qu'il semblait immobile; et, au milieu, au centre des trois pentes du zinc, se creusait un bassin a rafraichir et a rincer, ou des litres entames alignaient leurs cols verdatres. Puis, l'armee des verres, rangee par bandes, occupait les deux cotes: les petits verres pour l'eau-de-vie, les gobelets epais pour les canons, les coupes pour les fruits, les verres a absinthe, les choppes, les grands verres a pied, tous renverses, le cul en l'air, refletant dans leur paleur les luisants du comptoir. Il y avait encore, a gauche, une urne de melchior montee sur un pied qui servait de tronc; tandis que, a droite, une urne semblable se herissait d'un eventail de petites cuillers.
D'ordinaire, monsieur Lebigre tronait derriere le comptoir, assis sur une banquette de cuir rouge capitonne. Il avait sous la main les liqueurs, des flacons de cristal taille, a moitie enfonces dans les trous d'une console; et il appuyait son dos rond a une immense glace tenant tout le panneau, traversee par deux etageres, deux lames de verre qui supportaient des bocaux et des bouteilles. Sur l'une, les bocaux de fruits, les cerises, les prunes, les peches, mettaient leurs taches assombries; sur l'autre, entre des paquets de biscuits symetriques, des fioles claires, vert tendre, rouge tendre, jaune tendre, faisaient rever a des liqueurs inconnues, a des extraits de fleurs d'une limpidite exquise. Il semblait que ces fioles fussent suspendues en l'air, eclatantes et comme allumees, dans la grande lueur blanche de la glace.
Pour donner a son etablissement un air de cafe, monsieur Lebigre avait place, en face du comptoir, contre le mur, deux petites table de fonte vernie, avec quatre chaises. Un lustre a cinq becs et a globes depolis pendait du plafond. L'oeil-de-boeuf, une horloge toute doree, etait a gauche, au-dessus d'un tourniquet scelle dans la muraille. Puis, au fond, il y avait le cabinet particulier, un coin de la boutique que separait une cloison, aux vitres blanchies par un dessin a petits carreaux; pendant le jour, une fenetre qui s'ouvrait sur la rue Pirouette, l'eclairait d'une clarte louche; le soir, un bec de gaz y brulait, au-dessus de deux tables peintes en faux marbre. C'etait la que Gavard et ses amis politiques se reunissaient apres leur diner, chaque soir. Ils s'y regardaient comme chez eux, ils avaient habitue le patron a leur reserver la place. Quand le dernier venu avait tire la porte de la cloison vitree, ils se savaient si bien gardes, qu'ils parlaient tres-carrement " du grand coup de balai. " Pas un consommateur n'aurait ose entrer.
Le premier jour, Gavard donna a Florent quelques details sur monsieur Lebigre. C'etait un brave homme qui venait parfois prendre son cafe avec eux. On ne se genait pas devant lui, parce qu'il avait dit un jour qu'il s'etait battu en 48. Il causait peu, paraissait beta. En passant, avant d'entrer dans le cabinet, chacun de ces messieurs lui donnait une poignee de main silencieuse, par-dessus les verres et les bouteilles. Le plus souvent, il avait a cote de lui, sur la banquette de cuir rouge, une petite femme blonde, une fille qu'il avait prise pour le service du comptoir, outre le garcon a tablier blanc qui s'occupait des tables et du billard. Elle se nommait Rose, etait tres-douce, tres-soumise. Gavard, clignant de l'oeil, raconta a Florent qu'elle poussait la soumission fort loin avec le patron. D'ailleurs, ces messieurs se faisaient servir par Rose, qui entrait et qui sortait, de son air humble et heureux, au milieu des plus orageuses discussions politiques.
Le jour ou le marchand de volailles presenta Florent a ses amis, ils ne trouverent, en entrant dans le cabinet vitre, qu'un monsieur d'une cinquantaine d'annees, a l'air pensif et doux, avec un chapeau douteux et un grand pardessus marron. Le menton appuye sur la pomme d'ivoire d'un gros jonc, en face d'une chope pleine, il avait la bouche tellement perdue au fond d'une forte barbe, que sa face semblait muette et sans levres.
-Comment va, Robine? demanda Gavard.