La mere Mehudin, selon les commerages du quartier, devait avoir fait une grosse fortune. Il n'y paraissait guere qu'aux bijoux d'or massif dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dans les grands jours. Plus tard, ses deux filles ne s'entendirent pas. La cadette, Claire, une blonde paresseuse, se plaignait des brutalites de Louise, disait de sa voix lente qu'elle ne serait jamais la bonne de sa soeur. Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mere les separa. Elle ceda a Louise son banc de maree. Claire, que l'odeur des raies et des harengs faisait tousser, s'installa a un banc de poissons d'eau douce. Et, tout en ayant jure de se retirer, la mere allait d'un banc a l'autre, se melant encore de la vente, causant de continuels ennuis a ses filles par ses insolences trop grasses.
Claire etait une creature fantasque, tres-douce, et en continuelle querelle. Elle n'en faisait jamais qu'a sa tete, disait-on. Elle avait, avec sa figure reveuse de vierge, un entetement muet, un esprit d'independance qui la poussait a vivre a part, n'acceptant rien comme les autres, d'une droiture absolue un jour, d'une injustice revoltante le lendemain. A son banc, elle revolutionnait parfois le marche, haussant ou baissant les prix, sans qu'on s'expliquat pourquoi. Vers la trentaine, sa finesse de nature, sa peau mince que l'eau des viviers rafraichissait eternellement, sa petite face d'un dessin noye, ses membres souples, devaient s'epaissir, tomber a l'avachissement d'une sainte de vitrail, encanaillee dans les Halles. Mais, a vingt-deux ans, elle restait un Murillo, au milieu de ses carpes et de ses anguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo decoiffe souvent, avec de gros souliers, des robes taillees a coups de hache qui l'habillaient comme une planche. Elle n'etait pas coquette; elle se montrait tres-meprisante, quand Louise, etalant ses noeuds de ruban, la plaisantait sur ses fichus noues de travers. On racontait que le fils d'un riche boutiquier du quartier voyageait de rage, n'ayant pu obtenir d'elle une bonne parole.
Louise, la belle Normande, s'etait montree plus tendre. Son mariage se trouvait arrete avec un employe de la Halle au ble, lorsque le malheureux garcon eut les reins casses par la chute d'un sac de farine. Elle n'en accoucha pas moins sept mois plus tard d'un gros enfant. Dans l'entourage des Mehudin, on considerait la belle Normande comme veuve. La vieille poissonniere disait parfois: " Quand mon gendre vivait... "
Les Mehudin etaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaque acheva de mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations, il lui recommanda de menager certaines marchandes, s'il ne voulait se rendre la vie impossible; il poussa meme la sympathie jusqu'a lui apprendre les petits secrets du metier, les tolerances necessaires, les severites de comedie, les cadeaux acceptables. Un inspecteur est a la fois un commissaire de police, et un juge de paix, veillant a la bonne tenue du marche, conciliant les differends entre l'acheteur et le vendeur. Florent, de caractere faible, se roidissait, depassait le but, toutes les fois qu'il devait faire acte d'autorite; et il avait de plus contre lui l'amertume de ses longues souffrances, sa face sombre de paria.
La tactique de la belle Normande fut de l'attirer dans quelque querelle. Elle avait jure qu'il ne garderait pas sa place quinze jours.
-Ah! bien, dit-elle a madame Lecoeur qu'elle rencontra un matin, si la grosse Lisa croit que nous voulons de ses restes!.... Nous avons plus de gout qu'elle. Il est affreux, son homme!
Apres les criees, lorsque Florent commencait son tour d'inspection, a petits pas, le long des allees ruisselantes d'eau, il voyait parfaitement la belle Normande qui le suivait d'un rire effronte. Son banc, a la deuxieme rangee, a gauche, pres des bancs de poissons d'eau douce, faisait face a la rue Rambuteau. Elle se tournait, ne quittant pas sa victime des yeux, se moquant avec des voisines. Puis, quand il passait devant elle, examinant lentement les pierres, elle affectait une gaiete immoderee, tapait les poissons, ouvrait son robinet tout grand, inondait l'allee. Florent restait impassible.
Mais, un matin, fatalement, la guerre eclata. Ce jour-la, Florent, en arrivant devant le banc de la belle Normande, sentit une puanteur insupportable. Il y avait la, sur le marbre, un saumon superbe, entame, montrant la blondeur rose de sa chair; des turbots d'une blancheur de creme; des congres, piques de l'epingle noire qui sert a marquer les tranches; des paires de soles, des rougets, des bars, tout un etalage frais. Et, au milieu de ces poissons a l'oeil vif, dont les ouies saignaient encore, s'etalait une grande raie, rougeatre, marbree de taches sombres, magnifique de tons etranges; la grande raie etait pourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires percaient la peau rude.
-Il faut jeter cette raie, dit Florent en s'approchant.
La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, il l'apercut debout, appuyee au poteau de bronze des deux becs de gaz qui eclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut tres-grande, montee sur quelque caisse, pour proteger ses pieds de l'humidite. Elle pincait les levres, plus belle encore que de coutume, coiffee avec des frisons, la tete sournoise, un peu basse, les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais il ne lui avait tant vu de bijoux: elle portait de longues boucles d'oreilles, une chaine de cou, une broche, des enfilades de bagues a deux doigts de la main gauche et a un doigt de la main droite.
Comme elle continuait a le regarder en dessous, sans repondre, il reprit:
-Vous entendez, faites disparaitre cette raie.
Mais il n'avait pas remarque la mere Mehudin, assise sur une chaise, tassee dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmote; et, s'appuyant des poings a la table de marbre:
-Tiens! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu'elle la jetterait, sa raie!... Ce n'est pas vous qui la lui payerez, peut-etre!
Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait, autour de lui, une revolte sourde qui attendait un mot pour eclater. Il se contint, tira lui-meme, de dessous le banc, le seau aux vidures, y fit tomber la raie. La mere Mehudin mettait deja les poings sur les hanches; mais la belle Normande, qui n'avait pas desserre les levres, eut de nouveau un petit rire de mechancete, et Florent s'en alla au milieu des huees, l'air severe, feignant de ne pas entendre.
Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L'inspecteur ne suivait plus les allees que l'oeil aux aguets, comme en pays ennemi. Il attrapait les eclaboussures des eponges, manquait de tomber sur des vidures etalees sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans la nuque. Meme, un matin, comme deux marchandes se querellaient, et qu'il etait accouru, afin d'empecher la bataille, il dut se baisser pour eviter d'etre soufflete sur les deux joues par une pluie de petites limandes, qui volerent au-dessus de sa tete; on rit beaucoup, il crut toujours que les deux marchandes etaient de la conspiration des Mehudin. Son ancien metier de professeur crotte l'armait d'une patience angelique; il savait garder une froideur magistrale, lorsque la colere montait en lui, et que tout son etre saignait d'humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l'Estrapade n'avaient eu cette ferocite des dames de la Halle, cet acharnement de femmes enormes, dont les ventres et les gorges sautaient d'une joie geante, quand il se laissait prendre a quelque piege. Les faces rouges le devisageaient. Dans les inflexions canailles des voix, dans les hanches hautes, les cous gonfles, les dandinements des cuisses, les abandons des mains, il devinait a son adresse tout un flot d'ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes et fortes d'odeur, se serait pame d'aise, quitte a fesser a droite et a gauche, si elles l'avaient serre de trop pres. Florent, que les femmes intimidaient toujours, se sentait peu a peu perdu dans un cauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l'entouraient d'une ronde inquietante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses.