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Parmi ces femelles lachees, il avait pourtant une amie. Claire declarait nettement que le nouvel inspecteur etait un brave homme. Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle lui souriait. Elle etait la, avec des meches de cheveux blonds dans le cou et sur les tempes, la robe agrafee de travers, nonchalante derriere son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains au fond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisant a tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d'eau par la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grace frissonnante de baigneuse, au bord d'une source, les vetements mal rattaches encore.

Un matin, surtout, elle fut tres-aimable. Elle appela l'inspecteur pour lui montrer une grosse anguille qui avait fait l'etonnement du marche, a la criee. Elle ouvrit la grille, qu'elle avait prudemment refermee sur le bassin, au fond duquel l'anguille semblait dormir.

-Attendez, dit-elle, vous allez voir.

Elle entra doucement dans l'eau son bras nu, un bras un peu maigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre des veines. Quand l'anguille se sentit touchee, elle se roula sur elle-meme, en noeuds rapides, emplissant l'auge etroite de la moire verdatre de ses anneaux. Et, des qu'elle se rendormait, Claire s'amusait a l'irriter de nouveau, du bout des ongles.

-Elle est enorme, crut devoir dire Florent. J'en ai rarement vu d'aussi belle.

Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eu peur des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrer la main, pour qu'elles ne puissent pas glisser. Et, a cote, elle en prit une, plus petite. L'anguille, aux deux bouts de son poing ferme, se tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejetta, en saisit une autre, fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de ses doigts minces.

Puis, elle resta la un instant a causer de la vente qui n'allait pas. Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leur faisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu'elle n'avait pas essuye, ruisselait, frais de la fraicheur de l'eau. De chaque doigt, de grosses gouttes tombaient.

-Ah! dit-elle brusquement, il faut que je vous fasse voir aussi mes carpes.

Elle ouvrit une troisieme grille; et, a deux mains, elle ramena une carpe qui tapait de la queue en ralant. Mais elle en chercha un moins grosse; celle-la, elle put la tenir d'une seule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu, a chaque rale. Elle imagina d'introduire son pouce dans un des baillements de la bouche.

-Ca ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ca n'est pas mechant... C'est comme les ecrevisses, moi je ne les crains pas.

Elle avait deja replonge son bras, elle ramenait, d'une case, pleine d'un grouillement confus, une ecrevisse, qui lui avait pris le petit doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant; mais l'ecrevisse la serra sans doute trop rudement, car elle devint tres-rouge et lui cassa la patte, d'un geste prompt de rage, sans cesser de sourire.

-Par exemple, dit-elle pour cacher son emotion, je ne me fierais pas a un brochet. Il me couperait les doigts comme avec un couteau.

Et elle montrait, sur des planches lessivees, d'une proprete excessive, de grand brochets etales par rang de taille, a cote de tanches bronzees et de lots de goujons en petits tas. Maintenant, elle avait les mains toutes grasses du suint des carpes; elles les ecartait, debout dans l'humidite des viviers, au-dessus des poissons mouilles de l'etalage. On l'eut dite enveloppee d'une odeur de frai, d'une de ces odeurs epaisses qui montent des joncs et des nenuphars vaseux, quand les oeufs font eclater les ventres des poissons, pames d'amour au soleil. Elle s'essuya les mains a son tablier, souriant toujours, de son air tranquille de grande fille au sang glace, dans ce frisson des voluptes froides et affadies des rivieres.

Cette sympathie de Claire etait une mince consolation pour Florent. Elle lui attirait des plaisanteries plus sales, quand il s'arretait a causer avec la jeune fille. Celle-ci haussait les epaules, disait que sa mere etait une vieille coquine et que sa soeur ne valait pas grand chose. L'injustice du marche envers l'inspecteur l'outrait de colere. La guerre, cependant, continuait, plus cruelle chaque jour. Florent songeait a quitter la place; il n'y serait pas reste vingt-quatre heures, s'il n'avait craint de paraitre lache devant Lisa. Il s'inquietait de ce qu'elle dirait, de ce qu'elle penserait. Elle etait forcement au courant du grand combat des poissonnieres et de leur inspecteur, dont le bruit emplissait les Halles sonores, et dont le quartier jugeait chaque coup nouveau avec des commentaires sans fin.

-Ah! bien, disait-elle souvent, le soir, apres le diner, c'est moi qui me chargerais de les ramener a la raison! Toutes, des femmes que je ne voudrais pas toucher du bout des doigts, de la canaille, de la saloperie! Cette Normande est la derniere des dernieres... Tenez, je la mettrais a pied, moi! Il n'y a encore que l'autorite, entendez-vous, Florent. Vous avez tort, avec vos idees. Faites un coup de force, vous verrez comme tout le monde sera sage.

La derniere crise fut terrible. Un matin, la bonne de madame Taboureau, la boulangere, cherchait une barbue, a la poissonnerie. La belle Normande, qui la voyait tourner autour d'elle depuis quelques minutes, lui fit des avances, des cajoleries.

-Venez donc me voir, je vous arrangerai... Voulez-vous une paire de soles, un beau turbot?

Et, comme elle s'approchait enfin, et qu'elle flairait une barbue, avec la moue rechignee que prennent les clientes pour payer moins cher:

-Pesez-moi ca, continua la belle Normande, en lui posant sur la main ouverte la barbue enveloppee d'une feuille de gros papier jaune.

La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait la barbue, lui ouvrait les ouies, toujours avec sa grimace, sans rien dire. Puis, comme a regret:

-Et combien?

-Quinze francs, repondit la poissonniere.

Alors l'autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut se sauver. Mais la belle Normande la retint.

-Voyons, dites votre prix.

-Non, non, c'est trop cher.

-Dites toujours.

-Si vous voulez huit francs?

La mere Mehudin, qui sembla s'eveiller, eut un rire inquietant. On croyait donc qu'elles volaient la marchandise.

-Huit francs, une barbue de cette grosseur! on t'en donnera, ma petite, pour te tenir la peau fraiche, la nuit. La belle Normande, d'un air offense, tournait la tete. Mais la bonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu'a dix francs. Puis, comme elle partait pour tout de bon:

-Allons, venez, lui cria la poissonniere, donnez-moi de l'argent.

La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec, la mere Mehudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante! Elle avait du monde a diner, le soir; des cousins de Blois, un notaire avec sa dame. La famille de madame Taboureau etait tres comme il faut; elle-meme, bien que boulangere, avait recu une belle education.

-Videz-la-moi bien, n'est-ce pas? dit-elle en s'interrompant.

La belle Normande, d'un coup de doigt avait vide la barbue et jete la vidure dans le seau. Elle glissa un coin de son tablier sous les ouies, pour enlever quelques grains de sable. Puis, mettant elle-meme le poisson dans le panier de l'Auvergnate:

-La, ma belle, vous m'en ferez des compliments.

Mais, au bout d'un quart d'heure, la bonne accourut toute rouge; elle avait pleure, sa petite personne tremblait de colere. Elle jeta la barbue sur le marbre, montrant, du cote du ventre, une large dechirure qui entamait la chair jusqu'a l'arete. Un flot de paroles entrecoupees sortit de sa gorge serree encore par les larmes.

-Madame Taboureau n'en veut pas. Elle dit qu'elle ne peut pas la servir. Et elle m'a dit encore que j'etais une imbecile, que je me laissais voler par tout le monde... Vous voyez bien qu'elle est abimee. Moi, je ne l'ai pas retournee, j'ai eu confiance... Rendez-moi mes dix francs.

-On regarde la marchandise, repondit tranquillement la belle Normande.