Выбрать главу

Cependant, le soir, le gamin cassait la tete de sa mere avec des histoires sur son bon ami Florent. Le bon ami Florent avait dessine des arbres et des hommes dans des cabanes. Le bon ami Florent avait un geste, comme ca, en disant que les hommes seraient meilleurs, s'ils savaient tous lire. Si bien que la Normande vivait dans l'intimite de l'homme qu'elle revait d'etrangler. Elle enferma un jour Muche a la maison, pour qu'il n'allat pas chez l'inspecteur; mais il pleura tellement, qu'elle lui rendit la liberte le lendemain. Elle etait tres-faible, avec sa carrure et son air hardi. Lorsque l'enfant lui racontait qu'il avait eu bien chaud, lorsqu'il lui revenait les vetements secs, elle eprouvait une reconnaissance vague, un contentement de le savoir a l'abri, les pieds devant le feu. Plus tard, elle fut tres attendrie, quand il lut devant elle un bout de journal macule qui enveloppait une tranche de congre. Peu a peu, elle en arriva ainsi a penser, sans le dire, que Florent n'etait peut-etre pas un mechant homme; elle eut le respect de son instruction, mele a une curiosite croissante de le voir de plus pres, de penetrer dans sa vie. Puis, brusquement, elle se donna un pretexte, elle se persuada qu'elle tenait sa vengeance: il fallait etre aimable pour le cousin, le brouiller avec la grosse Lisa; ce serait plus drole.

-Est-ce que ton bon ami Florent te parle de moi? demanda-t-elle un matin a Muche, en l'habillant.

-Ah! non, repondit l'enfant. Nous nous amusons.

-Eh bien, dis-lui que je ne lui en veux plus et que je le remercie de t'apprendre a lire.

Des lors, l'enfant, chaque jour, eut une commission. Il allait de sa mere a l'inspecteur, et de l'inspecteur a sa mere, charge de mots aimables, de demandes et de reponses, qu'il repetait sans savoir; on lui aurait fait dire les choses les plus enormes. Mais la belle Normande eut peur de paraitre timide; elle vint un jour elle-meme, s'assit sur la seconde chaise, pendant que Muche prenait sa lecon d'ecriture. Elle fut tres-douce, tres-complimenteuse. Florent resta plus embarrasse qu'elle. Ils ne parlerent que de l'enfant. Comme il temoignait la crainte de ne pouvoir continuer les lecons dans le bureau, elle lui offrit de venir chez eux, le soir. Puis, elle parla d'argent. Lui, rougit, declara qu'il n'irait pas, s'il etait question de cela. Alors, elle se promit de le payer en cadeaux, avec de beaux poissons.

Ce fut la paix. La belle Normande prit meme Florent sous sa protection. L'inspecteur finissait, d'ailleurs, par etre accepte; les poissonnieres le trouvaient meilleur homme que monsieur Verlaque, malgre ses mauvais yeux. La mere Mehudin seule haussait les epaules; elle gardait rancune au " grand maigre, " comme elle le nommait d'une facon meprisante. Et, un matin que Florent s'arreta avec un sourire devant les viviers de Claire, la jeune fille, lachant une anguille qu'elle tenait, lui tourna le dos, furieuse, toute gonflee et toute empourpree. Il en fut tellement surpris, qu'il en parla a la Normande.

-Laissez donc! dit celle-ci, c'est une toquee... Elle n'est jamais de l'avis des antres. C'est pour me faire enrager, ce qu'elle a fait la.

Elle triomphait, elle se carrait a son banc, plus coquette, avec des coiffures extremement compliquees. Ayant rencontre la belle Lisa, elle lui rendit son regard de dedain; elle lui eclata meme de rire en plein visage. La certitude qu'elle allait desesperer la charcutiere, en attirant le cousin, lui donnait un beau rire sonore, un rire de gorge, dont son cou gras et blanc montrait le frisson. A ce moment, elle eut l'idee d'habiller Muche tres-joliment, avec une petite veste ecossaise et une toque de velours. Muche n'etait jamais alle qu'en blouse debraillee. Or, il arriva que precisement a cette epoque, Muche fut repris d'une grande tendresse pour les fontaines. La glace avait tondu, le temps etait tiede. Il fit prendre un bain a la veste ecossaise, laissant couler l'eau a plein robinet, depuis son coude jusqu'a sa main, ce qu'il appelait jouer a la gouttiere. Sa mere le surprit en compagnie de deux autres galopins, regardant nager, dans la toque de velours remplie d'eau, deux petits poissons blancs qu'il avait voles a la tante Claire.

Florent vecut pres de huit mois dans les Halles, comme pris d'un continuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept annees de souffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bien reglee, qu'il se sentait a peine exister. Il s'abandonnait, la tete un peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matin sur le meme fauteuil, dans l'etroit bureau. Cette piece lui plaisait, avec sa nudite, sa petitesse de cabine. Il s'y refugiait, loin du monde, au milieu du grondement continu des Halles, qui le faisait rever a quelque grande mer, dont la nappe l'aurait entoure et isole de toute part. Mais, peu a peu, une inquietude sourde le desespera; il etait mecontent, s'accusait de fautes qu'il ne precisait pas, se revoltait contre ces vides qui lui semblaient se creuser de plus en plus dans sa tete et dans sa poitrine. Puis, des souffles puants, des haleines de maree gatee, passerent sur lui avec de grandes nausees. Ce fut un detraquement lent, un ennui vague qui tourna a une vive surexcitation nerveuse.

Toutes ses journees se ressemblaient. Il marchait dans les memes bruits, dans les memes odeurs. Le matin, les bourdonnements des criees l'assourdissaient d'une lointaine sonnerie de cloches; et, souvent, selon la lenteur des arrivages, les criees ne finissaient que tres-tard. Alors, il restait dans le pavillon jusqu'a midi, derange a toute minute par des contestations, des querelles, au milieu desquelles il s'efforcait de se montrer tres-juste. Il lui fallait des heures pour sortir de quelque miserable histoire qui revolutionnait le marche. Il se promenait au milieu de la cohue et du tapage de la vente, suivait les allees a petits pas, s'arretait parfois devant les poissonnieres dont les bancs bordent la rue Rambuteau. Elles ont de grands tas roses de crevettes, des paniers rouges de langoustes cuites, liees, la queue arrondie; tandis que des langoustes vivantes se meurent, aplaties sur le marbre. La, il regardait marchander des messieurs, en chapeau et en gants noirs, qui finissaient par emporter une langouste cuite, enveloppee d'un journal, dans une poche de leur redingote. Plus loin, devant les tables volantes ou se vend le poisson commun, il reconnaissait les femmes du quartier, venant a la meme heure, les cheveux nus. Parfois, il s'interessait a quelque dame bien mise, trainant ses dentelles le long des pierres mouillees, suivie d'une bonne en tablier blanc; celle-la, il l'accompagnait a quelque distance, en voyant les epaules se hausser derriere ses mines degoutees. Ce tohu-bohu de paniers, de sacs de cuir, de corbeilles, toutes ces jupes filant dans le ruissellement des allees, l'occupaient, le menaient jusqu'au dejeuner, heureux de l'eau qui coulait, de la fraicheur qui soufflait, passant de l'aprete marine des coquillages au fumet amer de la saline. C'etait toujours par la saline qu'il terminait son inspection; les caisses de harengs saurs, les sardines de Nantes sur des lits de feuilles, la morue roulee, s'etalant devant de grosses, marchandes fades, le faisaient songer a un depart, a un voyage, au milieu de barils de salaisons. Puis, l'apres-midi, les Halles se calmaient, s'endormaient. Il s'enfermait dans son bureau, mettait au net ses ecritures, goutait ses meilleures heures. S'il sortait, s'il traversait la poissonnerie, il la trouvait presque deserte. Ce n'etait plus l'ecrasement, les poussees, le brouhaha de dix heures. Les poissonnieres, assises derriere leurs tables vides, tricotaient, le dos renverse; et de rares menageres attardees, tournaient, regardant de cote, avec ce regard lent, ces levres pincees des femmes qui calculent a un sou pres le prix du diner. Le crepuscule tombait, il y avait un bruit de caisses remuees, le poisson etait couche pour la nuit sur des lits de glace. Alors, Florent, apres avoir assiste a la fermeture des grilles, emportait avec lui la poissonnerie dans ses vetements, dans sa barbe, dans ses cheveux.