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Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur penetrante. L'hiver etait rude; le verglas changeait les allees en miroirs, les glacons mettaient des guipures blanches aux tables de marbre et aux fontaines. Le matin, il fallait allumer de petits rechauds sous les robinets pour obtenir un filet d'eau. Les poissons, geles, la queue tordue, ternes et rudes comme des metaux depolis, sonnaient avec un bruit cassant de fonte pale. Jusqu'en fevrier, le pavillon resta lamentable, herisse, desole, dans son linceul de glace. Mais vinrent les degels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars. Alors, les poissons s'amollirent, se noyerent; des senteurs de chairs tournees se melerent aux souffles fades de boue qui venaient des rues voisines. Puanteur vague encore, douceur ecoeurante d'humidite, trainant au ras du sol. Puis, dans les apres-midi ardentes de juin, la puanteur monta, alourdit l'air d'une buee pestilentielle. On ouvrait les fenetres superieures, de grands stores de toile grise pendaient sous le ciel brulant, une pluie de feu tombait sur les Halles, les chauffait comme un four de tole; et pas un vent ne balayait cette vapeur de maree pourrie. Les lianes de vent fumaient.

Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu duquel il vivait. Les degouts de la charcuterie lui revinrent, plus intolerables. Il avait supporte des puanteurs aussi terribles; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomac etroit d'homme maigre se revoltait, en passant devant ces etalages de poissons mouilles a grande eau, qu'un coup de chaleur gatait. Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient, comme s'il avait eu une indigestion d'odeurs. Lorsqu'il s'enfermait dans son bureau, l'ecoeurement le suivait, penetrant par les boiseries mal jointes de la porte et de la fenetre. Les jours de ciel gris, la petite piece restait toute noire; c'etait comme un long crepuscule, au fond d'un marais nauseabond. Souvent, pris d'anxietes nerveuses, il avait un besoin de marcher, il descendait aux caves, par le large escalier qui se creuse au milieu du pavillon. La, dans l'air renferme, dans le demi-jour des quelques becs de gaz, il retrouvait la fraicheur de l'eau pure. Il s'arretait devant le grand vivier, ou les poissons vivants sont tenus en reserve; il ecoutait la chanson continue des quatre filets d'eau tombant des quatre angles de l'urne centrale, coulant en nappe sous les grilles des bassins fermes a clef, avec le bruit doux d'un courant perpetuel. Cette source souterraine, ce ruisseau causant dans l'ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le soir, aux beaux couchers de soleil qui decoupaient en noir les fines dentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel; la lumiere de cinq heures, la poussiere volante des derniers rayons, entrait par toutes les baies, par toutes les raies des persiennes; c'etait comme un transparent lumineux et depoli, ou se dessinaient les aretes minces des piliers, les courbes elegantes des pentes, les figures geometriques des toitures. Il s'emplissait les yeux du cette immense epure lavee a l'encre de Chine sur un velin phosphorescent, reprenant son reve de quelque machine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers, entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous la chaudiere. A chaque heure, les jeux de lumiere changeaient ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les ombres noires de midi, jusqu'a l'incendie du soleil couchant, s'eteignant dans la cendre grise du crepuscule. Mais, par les soirees de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumees chaudes, les nausees le secouaient de nouveau, son reve s'egarait, a s'imaginer des etuves geantes, des cuves infectes d'equarisseur ou fondait la mauvaise graisse d'un peuple.

Il souffrait encore de ce milieu grossier, dont les paroles et les gestes semblaient avoir pris de l'odeur. Il etait bon enfant pourtant, ne s'effarouchait guere. Les femmes seules le genaient. Il ne se sentait a l'aise qu'avec madame Francois, qu'il avait revue. Elle temoigna une si belle joie de le savoir place, heureux, tire de peine, comme elle disait, qu'il en fut tout attendri. Lisa, la Normande, les autres, l'inquietaient avec leurs rires. A elle, il aurait tout conte. Elle ne riait pas pour se moquer; elle avait un rire de femme heureuse de la joie d'autrui. Puis, c'etait une vaillante; elle faisait un dur metier, l'hiver, les jours de gelee; les temps de pluie etaient plus penibles encore. Florent la vit certains matins, par de terribles averses, par des pluies qui tombaient depuis la veille, lentes et froides. Les roues de la voiture, de Nanterre a Paris, etaient entrees dans la boue jusqu'aux moyeux. Balthazar avait de la crotte jusqu'au ventre. Et elle le plaignait, elle s'apitoyait, en l'essuyant avec de vieux tabliers.

-Ces betes, disait-elle c'est tres-douillet; ca prend des coliques pour un rien... Ah! mon pauvre vieux Balthazar! Quand nous avons passe sur le pont de Neuilly, j'ai cru que nous etions descendus dans la Seine, tant il pleuvait.

Balthazar allait a l'auberge. Elle, restait sous l'averse, pour vendre ses legumes. Le carreau se changeait en une mare de boue liquide. Les choux, les carottes, les navets, battus par l'eau grise, se noyaient dans cette coulee de torrent fangeux, roulant a pleine chaussee. Ce n'etait plus les verdures superbes des claires matinees. Les maraichers, au fond de leur limousine, gonflaient le dos, sacrant contre l'administration qui, apres enquete, a declare que la pluie ne fait pas de mal aux legumes, et qu'il n'y a pas lieu d'etablir des abris.

Alors, les matinees pluvieuses desespererent Florent. Il songeait a madame Francois. Il s'echappait, allait causer un instant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle se secouait comme un caniche, disait qu'elle en avait bien vu d'autres, qu'elle n'etait pas en sucre, pour fondre comme ca, aux premieres gouttes d'eau. Il la forcait a entrer quelques minutes sous une rue couverte; plusieurs fois meme il la mena jusque chez monsieur Lebigre, ou ils burent du vin chaud. Pendant qu'elle le regardait amicalement, de sa face tranquille, il etait tout heureux de cette odeur saine des champs qu'elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel.

-Il faudra venir a Nanterre, mon garcon, disait-elle. Vous verrez mon potager; j'ai mis des bordures de thym partout... Ca pue, dans votre gueux de Paris!

Et elle s'en allait, ruisselante. Florent etait tout rafraichi, quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre les angoisses nerveuses dont il souffrait. C'etait un esprit methodique qui poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu'a la manie. Il s'enferma deux soirs par semaine, afin d'ecrire un grand ouvrage sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire etait excellente, pensait-il, pour le calmer et le disposer au travail. Il allumait son feu, voyait si le grenadier, au pied de son lit, se portait bien; puis, il approchait la petite table, il restait a travailler jusqu'a minuit. Il avait repousse le paroissien et la Clef des songes au fond du tiroir, qui peu a peu s'emplit de notes, de feuilles volantes, de manuscrits de toutes sortes. L'ouvrage sur Cayenne n'avancait guere, coupe par d'autres projets, des plans de travaux gigantesques, dont il jetait l'esquisse en quelques lignes. Successivement, il ebaucha une reforme absolue du systeme administratif des Halles, une transformation des octrois en taxes sur les transactions, une repartition nouvelle de l'approvisionnement dans les quartiers pauvres, enfin une loi humanitaire, encore tres confuse, qui emmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour un minimum de provisions a tous les menages de Paris. L'echine pliee, perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire au milieu de la douceur effacee de la mansarde. Et, parfois, un pinson qu'il avait ramasse dans les Halles, par un temps de neige, se trompait en voyant la lumiere, jetait son cri dans le silence que troublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.