-Il etait encore hier chez elles, il n'en sort plus... La Normande l'a appele " mon cheri " dans l'escalier.
Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus longtemps. Le lendemain du jour ou elle crut voir sortir Florent de la chambre de Claire, elle accourut et fit durer l'histoire une bonne demi-heure. C'etait une honte; maintenant, le cousin allait d'un lit a l'autre.
-Je l'ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec la Normande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds. Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute aupres de la grande brune, quand il m'a apercue, ce qui lui a fait rebrousser chemin. Toute la nuit, j'entends les deux portes, ca ne finit pas... Et cette vieille Mehudin qui couche dans un cabinet entre les chambres de ses filles!
Lisa faisait une moue de mepris. Elle parlait peu, n'encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. Elle ecoutait profondement. Quand les details devenaient par trop scabreux:
-Non, non, murmurait-elle, ce n'est pas permis... Se peut-il qu'il y ait des femmes comme ca!
Alors, mademoiselle Saget lui repondait que, dame! toutes les femmes n'etaient pas honnetes comme elle. Ensuite, elle se faisait tres-tolerante pour le cousin. Un homme, ca court apres chaque jupon qui passe, puis, il n'etait pas marie, peut-etre. Et elle posait des questions sans en avoir l'air. Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les epaules, pincait les levres. Quand mademoiselle Saget etait partie, elle regardait, l'air ecoeure, le couvercle de l'etuve, ou la vieille avait laisse, sur le luisant du metal, la salissure terne de ses deux petites mains.
-Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l'etuve. C'est degoutant.
La rivalite de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. La belle Normande etait persuadee qu'elle avait enleve un amant a son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas grand'chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son temperament dans leur hostilite; l'une, tranquille, meprisante, avec des mines de femme qui releve ses jupes pour ne pas se crotter; l'autre, plus effrontee, eclatant d'une gaiete insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec la cranerie d'un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journee. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un detour pour passer devant elle, pour la froler de son tablier; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des epees, avec l'eclair et la pointe rapides de l'acier. De son cote, lorsque la belle Lisa venait a la poissonnerie, elle affectait une grimace de degout, en approchant du banc de la belle Normande; elle prenait quelque grosse piece, un turbot; un saumon, a une poissonniere voisine, etalant son argent sur le marbre, ayant remarque que cela touchait au coeur " la pas grand'chose, " qui cessait de rire. D'ailleurs, les deux rivales, a les entendre, ne vendaient que du poisson pourri et de la charcuterie gatee. Mais leur poste de combat etait surtout, la belle Normande a son banc, la belle Lisa a son comptoir, se foudroyant a travers la rue Rambuteau. Elles tronaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Des le matin, la bataille commencait.
-Tiens! la grosse vache est levee! criait la belle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-la... Ah bien! elle a remis son col de samedi, et elle porte encore sa robe de popeline!
Au meme instant, de l'autre cote de la rue, la belle Lisa disait a sa fille de boutique:
-Voyez donc, Augustine, cette creature qui nous devisage, la-bas. Elle est toute deformee, avec la vie qu'elle mene.... Est-ce que vous apercevez ses boucles d'oreilles? Je crois qu'elle a ses grandes poires, n'est-ce pas? Ca fait pitie, des brillants, a des filles comme ca.
-Pour ce que ca lui coute! repondait complaisamment Augustine.
Quand l'une d'elles avait un bijou nouveau, c'etait une victoire; l'autre crevait de depit. Toute la matinee, elles se jalousaient leurs clients, se montraient tres-maussades, si elles s'imaginaient que la vente allait mieux chez " la grande bringue d'en face. " Puis, venait l'espionnage du dejeuner; elles savaient ce qu'elles mangeaient, epiaient jusqu'a leur digestion. L'apres-midi, assises l'une dans ses viandes cuites, l'autre dans ses poissons, elles posaient, faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C'etait l'heure qui decidait du succes de la journee. La belle Normande brodait, choisissait des travaux d'aiguille tres-delicats, ce qui exasperait la belle Lisa.
-Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garcon, qui va nu-pieds... Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains rouges puant le poisson!
Elle, tricotait, d'ordinaire.
-Elle en est toujours a la meme chaussette, remarquait l'autre; elle dort sur l'ouvrage, elle mange trop... Si son cocu attend ca pour avoir chaud aux pieds!
Jusqu'au soir, elles restaient implacables, commentant chaque visite, l'oeil si prompt, qu'elles saisissaient les plus minces details de leur personne, lorsque d'autres femmes, a cette distance, declaraient ne rien apercevoir du tout. Mademoiselle Saget fut dans l'admiration des bons yeux de madame Quenu, un jour que celle-ci distingua une egratignure sur la joue gauche de la poissonniere.-Avec des yeux comme ca, disait-elle, on verrait a travers les portes. La nuit tombait, et souvent la victoire etait indecise; parfois, l'une demeurait sur le carreau; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dans le quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour la belle Normande.
Elles en vinrent a defendre a leurs enfants de se parler. Pauline et Muche etaient bons amis, auparavant; Pauline, avec ses jupes raides de demoiselle comme il faut; Muche, debraille, jurant, tapant, jouant a merveille au charretier. Quand ils s'amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillon de la maree, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muche alla la chercher, tout naivement, la belle Lisa le mit a la porte, en le traitant de galopin.
-Est-ce qu'on sait, dit-elle, avec ces enfants mal eleves!... Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, que je ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.
L'enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait la, ajouta:
-Vous avez bien raison. Il est toujours fourre avec les petites du quartier, ce garnement... On l'a trouve dans une cave, avec la fille du charbonnier.
La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconter l'aventure, entra dans une colere terrible. Elle voulait aller tout casser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner le fouet a Muche.
-Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire a moi!
Mais la veritable victime des deux femmes etait Florent. Au fond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne se battaient que pour lui. Depuis son arrivee, tout allait de mal en pis; il compromettait, fachait, troublait ce monde qui avait vecu jusque-la dans une paix si grasse. La belle Normande l'aurait volontiers griffe, quand elle le voyait s'oublier trop longtemps chez les Quenu; c'etait pour beaucoup l'ardeur de la lutte qui la poussait au desir de cet homme. La belle Lisa gardait une attitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frere, dont les rapports avec les deux Mehudin faisaient le scandale du quartier. Elle etait horriblement vexee; elle s'efforcait de ne pas montrer sa jalousie, une jalousie particuliere, qui, malgre son dedain de Florent et sa froideur de femme honnete, l'exasperait, chaque fois qu'il quittait la charcuterie pour aller rue Pirouette, et qu'elle s'imaginait les plaisirs defendus qu'il devait y gouter.