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Le diner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. La nettete de la salle a manger prenait un caractere aigu et cassant. Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans le chene clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n'osait presque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de pain et de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicite qui l'empechait de voir. Partout il vantait la douceur de Lisa. Elle restait tres douce, en effet. Elle lui disait, avec un sourire, comme en plaisantant:

-C'est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, et pourtant vous ne devenez pas gras... Ca ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frere, en pretendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulement laisser epais de graisse comme une piece de deux sous. Mais, dans l'insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette mefiance des maigres que la mere Mehudin temoignait plus brutalement; il y avait aussi une allusion detournee a la vie de debordements que Florent menait. Jamais, d'ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elle etait devenue si glaciale, que le digne homme ne recommenca pas. Apres le dessert, ils demeuraient la un instant. Florent, qui avait remarque l'humeur de sa belle-soeur, quand il partait trop vite, cherchait un bout de conversation. Elle etait tout pres de lui. Il ne la trouvait pas tiede et vivante, comme la poissonniere; elle n'avait pas, non plus, la meme odeur de maree, pimentee et de haut gout; elle sentait la graisse, la fadeur des belles viandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli a son corsage tendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquietait plus encore ses os de maigre que l'approche tendre de la belle Normande. Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenu etait certainement une belle femme, mais qu'il les aimait " moins blindees que cela. "

Lisa evitait de parler de Florent a Quenu. Elle faisait, d'habitude, grand etalage de patience. Puis, elle croyait honnete de ne pas se mettre entre les deux freres, sans avoir de bien serieux motifs. Comme elle le disait, elle etait tres-bonne, mais il ne fallait pas la pousser a bout. Elle en etait a la periode de tolerance, le visage muet, la politesse stricte, l'indifference affectee, evitant encore avec soin tout ce qui aurait pu faire comprendre a l'employe qu'il couchait et qu'il mangeait chez eux, sans que jamais on vit son argent; non pas qu'elle eut accepte un payement quelconque, elle etait au-dessus de cela; seulement, il aurait pu, vraiment, dejeuner au moins dehors. Elle fit remarquer un jour a Quenu:

-On n'est plus seuls. Quand nous voulons nous parler, maintenant, il faut attendre que nous soyons couches, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l'oreiller:

-Il gagne cent cinquante francs, n'est-ce pas? ton frere... C'est singulier qu'il ne puisse pas mettre quelque chose de cote pour s'acheter du linge. J'ai encore ete obligee de lui donner trois vieilles chemises a toi.

--Bah! ca ne fait rien, repondit Quenu, il n'est pas difficile, mon frere... Il faut lui laisser son argent.

-Oh! bien sur, murmura Lisa, sans insister davantage, je ne dis pas ca pour ca... Qu'il le depense bien ou mal, ce n'est pas notre affaire.

Elle etait persuadee qu'il mangeait ses appointements chez les Mehudin. Elle ne sortit qu'une fois de son attitude calme, de cette reserve de temperament et de calcul. La belle Normande avait fait cadeau a Florent d'un saumon superbe. Celui-ci, tres embarrasse de son saumon, n'ayant pas ose le refuser, l'apporta a la belle Lisa.

-Vous en ferez un pate, dit-il ingenument.

Elle le regardait fixement, les levres blanches; puis, d'une voix qu'elle tachait de contenir:

-Est-ce que vous croyez que nous avons besoin de nourriture, par exemple! Dieu merci! il y a assez a manger ici!... Remportez-le!

-Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, etonne de sa colere; je le mangerai.

Alors elle eclata.

-La maison n'est pas une auberge, peut-etre! Dites aux personnes qui vous l'ont donne de le faire cuire, si elles veulent. Moi, je n'ai pas envie d'empester mes casseroles... Remportez-le, entendez-vous!

Elle l'aurait pris et jete a la rue. Il le porta chez monsieur Lebigre, ou Rose recut l'ordre d'en faire un pate. Et, un soir, dans le cabinet vitre, on mangea le pate. Gavard paya des huitres. Florent, peu a peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet. Il y trouvait un milieu surchauffe, ou ses fievres politiques battaient a l'aise. Parfois, maintenant, quand il s'enfermait dans sa mansarde pour travailler, la douceur de la piece l'impatientait, la recherche theorique de la liberte ne lui suffisait plus, il fallait qu'il descendit, qu'il allat se contenter dans les axiomes tranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Les premiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l'avait gene; il en sentait encore le vide, mais il eprouvait un besoin de s'etourdir, de se fouetter, d'etre pousse a quelque resolution extreme qui calmat ses inquietudes d'esprit. L'odeur du cabinet, cette odeur liquoreuse, chaude de la fumee du tabac, le grisait, lui donnait une beatitude particuliere, un abandon de lui-meme, dont le bercement lui faisait accepter sans difficulte des choses tres-grosses. Il en vint a aimer les figures qui etaient la, a les retrouver, a s'attarder a elles avec le plaisir de l'habitude. La face douce et barbue du Robine, le profil serieux de Clemence, la maigreur bleme de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, et Alexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient une place de plus en plus grande. C'etait pour lui comme une jouissance toute sensuelle. Lorsqu'il posait la main sur le bouton de cuivre du cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chauffer les doigts, tourner de lui-meme; il n'eut pas eprouve une sensation plus vive, en prenant le poignet souple d'une femme.

A la verite, il se passait des choses tres-graves dans le cabinet. Un soir, Logre, apres avoir tempete avec plus de violence que de coutume, donna des coups de poing sur la table, en declarant que si l'on etait des hommes, on flanquerait le gouvernement par terre. Et il ajouta qu'il fallait s'entendre tout de suite, si l'on voulait etre pret, quand la debacle arriverait. Puis, les tetes rapprochees, a voix plus basse, on convint de former un petit groupe pret a toutes les eventualites. Gavard, a partir de ce jour, fut persuade qu'il faisait partie d'une societe secrete et qu'il conspirait. Le cercle ne s'etendit pas, mais Logre promit de l'aboucher avec d'autres reunions qu'il connaissait. A un moment, quand on tiendrait tout Paris dans la main, on ferait danser les Tuileries. Alors, ce furent des discussions sans fin qui durerent plusieurs mois: questions d'organisation, questions de but et de moyens, questions de strategie et de gouvernement futur. Des que Rose avait apporte le grog de Clemence, les chopes de Charvet et de Robine, les mazagrans de Logre, de Gavard et de Florent, et les petits verres de Lacaille et d'Alexandre, le cabinet etait soigneusement barricade, la seance etait ouverte.

Charvet et Florent restaient naturellement les voix les plus ecoutees. Gavard n'avait pu tenir sa langue, contant peu a peu toute l'histoire de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloire de martyr. Ses paroles devenaient des actes de foi. Un soir, le marchand de volailles, vexe d'entendre attaquer son ami qui etait absent, s'ecria:

-Ne touchez pas a Florent, il est alle a Cayenne!

Mais Charvet se trouvait tres-pique de cet avantage.

-Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n'y etait pas si mal que ca, apres tout!

Et il tentait de prouver que l'exil n'est rien, que la grande souffrance consiste a rester dans son pays opprime, la bouche baillonnee, en face du despotisme triomphant. Si, d'ailleurs, on ne l'avait pas arrete, au 2 decembre, ce n'etait pas sa faute. Il laissait meme entendre que ceux qui se font prendre sont des imbeciles. Cette jalousie sourde en fit l'adversaire systematique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures, au milieu du silence des autres, sans que jamais l'un deux se confessat battu.